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émile verhaeren


Ces tumultes brûlés de vitesse et de bruit
Dont nous n’entendons pas rugir la violence
Et d’où tombe pourtant ce colossal silence
Qui fait la paix, le calme et la beauté des nuits !

Et ces sphères de flamme et d’or, toujours plus loin
Toujours plus haut, de gouffre en gouffre, et d’ombre en ombre,
Si haut, si loin, que tout calcul défaille et sombre
S’il veut saisir leurs nombres fous entre ses poings !

L’infini tout entier transparaît sous les voiles
Que lui tissent les doigts des hivers radieux
Et la forêt obscure et profonde des cieux
Laisse tomber vers nous son feuillage d’étoiles.



Le Cloître[1].

Un jeune noble, corrompu et viveur, Balthazar, comte d’Argonne et duc de Rispaire, dans un moment de rage causée par l’ivresse, a tué son vieux père, et laissé condamner à sa place un innocent. Pour expier son crime, il est entré ensuite dans un couvent où, depuis dix ans, il vit dans le jeûne et la prière, portant un cilice, mortifiant sa chair, humiliant son âme. Le vieux Prieur du monastère, qui seul connaît le crime, considère Baltbazar comme racheté par son sincère repentir ; il veut même lui laisser, à sa mort, sa succession, se figurant que lui seul pourra sauver le couvent de la ruine. Mais Balthazar est toujours tenaillé par ses remords, il ne se croit pas pardonné par le Christ. Une première fois, avec la permission du Prieur, persuadé que ce sera alors le suprême rachat par l’humiliation, il confesse son parricide devant le chapitre des moines. Mais alors, l’un d’eux, Dom Marc, un jeune religieux très pur, une âme candide à la François d’Assise, lui dit qu’il doit aller se dénoncer aux juges pour réhabiliter la mémoire de l’innocent condamné à sa place. Balthazar l’écoute. Le Prieur lui a dit que la justice des hommes n’a rien à voir dans les crimes qui relèvent de Dieu seul ; il lui a ordonné de se taire afin d’éviter le scandale dangereux pour le couvent et inutile pour son salut. Malgré cela, Balthazar, exalté par son repentir et sa soif ardente d’expiation, va se dénoncer aux fidèles venus pour entendre la messe publique du dimanche.

ACTE IV


Le temple : à droite, l’autel. En face des spectateurs, la tribune barrée où Dom Balthazar accomplit sa pénitence. Sous cette tribune, une porte. À gauche, la chaire de vérité.
Dom Militien, à l’autel, termine la messe et chante l’Ite missa est[2] et s’en retourne à la sacristie. Les moines répondent : « Alléluia ! »
Le prieur monte en chaire lentement.
Les moines sont réunis, près de l’autel, sur trois rangs.
Les fidèles sont massés derrière eux, depuis le banc de communion jusqu’à la chaire.

LE PRIEUR, (faisant le signe de la croix)

Au nom du Père… et du Fils…

  1. Drame en 4 actes, en prose et en vers (1900). — Cette œuvre poignante, extrêmement originale, qui met en scène le cas de conscience religieuse peut-être le plus tragique, est une des plus puissantes du théâtre.
  2. En latin d’Église : « Allez, vous pouvez partir », ou bien : « Allez, la messe est finie. »