Page:Servan - Réflexions sur les Confessions de J. J. Rousseau, 1783.djvu/46

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jeuneſſe, pour inſtruire enfin Jean-Jacques Rouſſeau, grand homme depuis, mais alors, de ſon propre aveu, ſans azyle, ſans patrie & même ſans vertus, germe inconnu à lui-même autant qu’aux autres. Que penſer de Mme de Warens quand, par ſes ordres, on voit le jeune Rouſſeau faire, pour ainſi dire, une veille d’armes en attendant l’accollade ? Auſſi, quel effet produiſit la conduite de Mme. de Warens ? Celui qu’elle produira toujours. Rouſſeau, quoique bouillant de tout le feu de ſon ame & de ſon âge, ne put jamais trouver l’amour dans des bras qui s’étoient ouverts d’eux-mêmes. On le voit s’étonner de ſa froideur & s’évertuer pour en découvrir la cauſe : il n’a pas dit la ſeule véritable. Si je me trompe, je le demande à Julie & à St. Preux : qu’ils jugent entre-nous ; Julie dira combien une femme s’attache par l’idée de ſes ſacrifices : St. Preux dira combien un homme s’attache par l’idée de conquête.

Que, malgré cette conduite honteuſe, Mme de Warens fut tendre, douce, compatiſſante, généreuſe à l’excès ; dans le fond, tout cela pouvoit être, & même un autre eût pu le dire ; mais il n’étoit point permis à Rouſſeau, espèce de législateur en morale, de dire tout cela ſans y ajouter du moins pour correctif la juſte note de blâme que méritoit le reſte. C’étoit un devoir indispenſable pour lui de faire remarquer que dans une femme qui ſe proſtitue l’héroïſme même de la bienfaiſance ne ſemble qu’hypocriſie ou foibleſſe, & que, par une juſte mépriſe, on prend alors en elle l’ardeur d’obliger, pour la facilité de tout accorder, ou l’impuiſſance de rien refuſer,