Page:Servan - Réflexions sur les Confessions de J. J. Rousseau, 1783.djvu/56

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le réimprimer avec des additions pour le faire taire : tous ces accidens ſont communs & fâcheux ſans doute ; cependant paſſe encore : l’auteur vit ; il eſt là pour ſe juſtifier & ſe plaindre : mais quand il eſt mort, qui le défendra de ce débordement de productions vraies ou fauſſes, avouées ou non avouées, qui peuvent engloutir une partie de ſa gloire ? C’eſt le moment où l’envie fait éclater toute ſa rage, & la juſtice eſt loin encore. Néanmoins le Public même, complice de ces abus, attend avec impatience l’édition poſthume d’un grand écrivain ; cette édition eſt devenue une eſpèce de jugement dernier, où toutes ſes œuvres, bonnes ou mauvaiſes, doivent être étalées au plus grand jour. Ce Public ſait très-bien qu’un homme accoutumé à écrire ſes idées, écrit auſſi ſes paſſions, ſes ſentimens les plus ſecrets ; il n’ignore point que la plume d’un auteur eſt la partie foible d’un malade, celle où le dépôt des humeurs aboutit : lettres reçues, lettres écrites, journaux, réflexions intimes, que de papiers où l’homme ſolitaire, ſouvent fatigué de lui-même, ſe met comme en dépôt ! Il eſt rare enfin que le porte-feuille d’une auteur ne contienne ſon cœur autant que ſon esprit. Pendant ſa vie, écartant le rebut de ſes penſées, ne livrant que leur choix, ſupprimant ſur-tout, s’il avoit quelque prudence, tout ce qui tenoit à ſes paſſions, il ménageoit de ſon mieux l’honneur de ſon caractère & de ſon esprit ; mais il eſt mort, à peine cette ame immortelle a quitté ſon enveloppe groſſière qu’elle eſt épiée, recueillie, imprimée, affichée, & pour jamais expoſée en vente à 50 ſous par tome comme un objet de trafic & d’entretien public.