Page:Servan - Réflexions sur les Confessions de J. J. Rousseau, 1783.djvu/60

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merce d’idées : on n’y donne que pour recevoir des équivalens ; & de ce principe dérivent les règles que la bienſéance, la politeſſe & même le plaiſir preſcrivent à la converſation.

Ainſi, tant qu’une penſée n’a point été comme abandonnée dans vos entretiens avec les hommes, elle eſt à vous, elle n’appartient qu’à vous ſeul. C’eſt une propriété véritable & ſouvent précieuſe. Aimez-vous la gloire ? Peut-être votre penſée en ſera l’inſtrument. Deſirez-vous la fortune ? Elle peut dépendre de vos penſées. Repos, bonheur, exiſtence même, tout exige que vous dispoſiez ſeul de vos penſées. [1]

Si quelqu’un veut ſe former une grande idée de la propriété des penſées, qu’il ſe rappelle la ſociété royale de Londres jugeant entre Newton & Leibnitz à qui appartenoit la vaſte conception du calcul de

  1. D’après ces idées, un homme conſéquent comparera ſans balancer toute lecture furtive d’un papier ſecret au vol de la bourſe la plus remplie d’or, & l’homme conſéquent ſe fera de lui & de ſa morale : tant nous ſommes accoutumés à moquer n’oſer plus rien comparer à l’or ! Cependant ſi cette comparaiſon manque de juſteſſe, c’eſt qu’elle eſt trop foible : en effet, lire un papier, c’eſt évidemment le voler, avec la différence que le larcin des yeux eſt bien-plus ſubtil que celui de la main, avec la différence encore qu’il eſt tout-à-fait irrémédiable : car je puis espérer de me faire reſtituer mon argent ; mais puis-je faire oublier mes penſées ? Puis-je mettre une ſentinelle ſur deux lèvres étrangères, & lui conſigner mes penſées ? Je puis auſſi à l’aide de nos loix, faire empriſonner le voleur de mon argent ; & le voleur de mes penſées pourra peut-être, à l’aide du gouvernement, me faire empriſonner moi-même.