Page:Servan - Réflexions sur les Confessions de J. J. Rousseau, 1783.djvu/66

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ſais quel cynisme hardi, bien-différent de l’ancien caractère du françois, né railleur & même un peu malin, mais ſenſible à la honte & délicat ſur l’opinion d’autrui, auſſi capable de faire dans un ſouper un couplet ſur ſa maîtreſſe & ſon prince même, que de s’immoler le lendemain pour tous les deux, respectant enfin très-ſouvent au fond du cœur les objets qu’il affectoit de railler le plus. Aujourd’hui les gens dont je parle, plaiſantent beaucoup moins ; mais ils ne respectent rien, & dédaignent presque tout. Soyez la vérité, ſoyez le menſonge, ſoyez le vice ou la vertu ; au fond, peu leur importe, pourvu qu’arrivé d’hier, vous ne paroiſſiez qu’aujourd’hui & repartiez demain.

Ai-je beſoin de rappeler ici l’implacable honneur des pères de la nation ? A la moindre offenſe, à la moindre tache, ils faiſoient ſoudain apporter le fer, le feu, &, s’ils l’avoient pu, le tonnerre. Cette ſenſibilité meurtrière fit place dans le ſiècle dernier à une délicateſſe plus noble & plus meſurée ; mais de nos jours, & ſur-tout depuis les excès de l’imprimerie, le ridicule eſt ſi facile à donner, les accuſations ſi faciles à intenter, que l’indifférence pour tout cela eſt devenue ſageſſe, & la fermeté conſiſte à ſoutenir le ridicule le plus fondé ſans embarras & la plus juſte accuſation ſans rougir. Dans cette agitation générale, dans cette inſtabilité continuelle des réputations, chacun s’eſt accoutumé à ſe faire, comme l’alcyon, un nid ſur les flots, tâchant de couver tranquillement ſon petit intérêt, même au milieu des orages : auſſi, de toutes parts, les