Page:Servan - Réflexions sur les Confessions de J. J. Rousseau, 1783.djvu/71

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ſou presqu’autant que Don Quichote, qui prenoit des moulins à vent pour des géans, & des moutons pour des ſoldats, avec la différence que le bon Chevalier ne vit tout cela qu’en Espagne, au lieu que le citoyen de Genève n’a point ceſſé de le voir toujours & partout. En France, en Suiſſe, en Angleterre, Rouſſeau s’eſt donné des géans à combattre pour des moulins. Que les partiſans de cet homme célèbre me pardonnent cette comparaiſon : hélas ! elle convient aux hommes les plus ſages. Où eſt celui qui, dans ſa vie, n’a pas combattu quelque moulin pour un géant ? Le malheur eſt que les hommes de génie, ſe ſentant la poitrine forte, ont la rage de raconter au Public leurs batailles.

Je ſoutiens encore qu’en liſant avec un peu d’attention les Confeſſions de Rouſſeau, l’on voit clairement ce germe de folie ſe développer dès ſon jeune âgé, en extravagances, en bizarreries, en manies, pour devenir à la fin de ſes jours une démence véritable. Mais ſi ſes ouvrages décèlent cet égarement, on le ſurprenoit bien-mieux dans l’auteur même. Longtems avant que j’euſſe vu Rouſſeau, c’étoit pour moi une paſſion de le connoître : fort-jeune alors, je me figurois le bonheur à l’entendre & la ſageſſe à le croire. Je pris envain aſſez de peine pour parvenir jusqu’à lui : mon hommage fut refuſé, & je n’en conſervai pas moins mon ivreſſe. Dix ans après, Rouſſeau vint préciſément chercher un aſyle presque à côté de mon domicile même, & le hazard mit dans mes mains un bien que ma pauvre petite prudence n’avoit pu ſaiſir. Mais hélas ! quel bien ! Quel fut mon