Page:Servan - Réflexions sur les Confessions de J. J. Rousseau, 1783.djvu/72

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étonnement, comme mon ivreſſe ſe diſſipa, comme j’eus bientôt cavé les ouvrages, quand je fus près de l’auteur ! Je me ſouvins alors d’avoir lu dans un vieux livre de recettes, qu’un moyen infaillible de ſe déſenivrer étoit de dormir à l’ombre de la vigne, & je ris en moi-même de la manière dont je vérifiois cette plaiſante recette. Combien de fois ceci me fit réfléchir (qu’on me pardonne cette digreſſion) ſur la manie, ſi commune aux jeunes gens, de connoître les auteurs dont ils chériſſent les ouvrages ! Un jeune homme lit, il admire, & voit ſortir comme d’un nuage une main qui écrit de très-belles choſes : le voilà qui imagine la tête qui a penſé tout cela ; après l’avoir imaginée, il veut la voir ; il va, vient, s’informe, s’inquiète, ſe tourmente, parvient à la porte de l’auteur, heurte ; on refuſe ; il inſiſte, on ouvre enfin, il voit, il contemple l’homme de génie, l’homme par excellence, & quelquefois le moment eſt ſi malheureux, que l’homme excellent paroît bien-vulgaire. C’eſt à-peu-près ce qui nous arrive tous les jours lorsqu’après avoir exprimé le ſuc d’un fruit exquis, on eſt curieux d’en goûter l’écorce : elle eſt inſipide ou amère. En général, il eſt bien-rare qu’un auteur vaille ſon ouvrage. Ces ouvrages même ſi admirés ſont plus propres au lecteur attentif qui vient de s’en pénétrer, qu’à l’auteur même qui les a dès longtems oubliés : quelquefois cet auteur, conſulté ſur ſes propres penſées, eſt obligé de répondre comme l’évêque des Lettres Perſanes : Liſez mon Mandement. Enfin c’eſt une bonne règle de conduite, de vivre dans la ſolitude avec d’excellens livres, & dans