Page:Servan - Réflexions sur les Confessions de J. J. Rousseau, 1783.djvu/73

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la ſociété avec ſes amis, quand on en a, ou du moins ſes égaux, quand on veut ſe conſoler de n’avoir point d’amis par l’espérance d’en trouver encore.

Ces réflexions, qui peut-être paroiſſent déplacées ici, me frappoient ſans ceſſe auprès du citoyen de Genève. Pour moi, je ne pouvois ſortir de mon étonnement, en voyant l’auteur d’Emile & du Contrat ſocial, croire & raconter la conjuration de l’Europe entière contre ſa perſonne. On dit qu’Archimède aſſis dans un fauteuil faiſoit mouvoir loin de lui un vaiſſeau, en remuant le bout du doigt : Rouſſeau en diſoit autant de quelques philoſophes célèbres. Tranquilles en apparence à Paris, de leur cabinet & de leur fauteuil, ils faiſoient remuer la terre, afin qu’il s’en éboulât quelques parcelles ſous les pieds de Jean-Jacques. Sur quelques obſervations fort-ſimples que je pris un jour la liberté de faire à cet homme dont la tête dupoit ſi bien le cœur, je me ſouviendrai toujours que, rentrant en lui-même, il dit, après un inſtant de recueillement : Il ſe peut que ma tête ſoit dérangée, & je ſens que j’aurois beſoin d’aller à Turin entendre de bonne muſique. Aveu ſingulier & frappant, mais en même tems bien-inutile ! Depuis ce tems il entendit la muſique de Gluck, & ne ſoupçonna & n’accuſa pas moins.

C’étoit véritablement une choſe curieuſe & miſérable que l’art de Rouſſeau filant un ſoupçon de Paris à Londres, & de Paris à Grenoble ; cet art incroyable, qui faiſoit un cable avec des cheveux, attachoit & faiſoit rire : quelquefois, mais bien-rarement, parmi ces égaremens de la mélancolie, retrou-