Page:Servan - Réflexions sur les Confessions de J. J. Rousseau, 1783.djvu/87

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Mais l’homme ſage, ſelon l’expreſſion du ſage Fontenelle, façonne la vérité comme un coin dont il écarte inſenſiblement l’erreur ; il traite les préjugés comme une maladie chronique qu’un régime doux peut guérir, mais que des remèdes actifs aigriroient. Voyez un homme de génie : à force de ſe paſſionner pour la juſtice, il en perdra toute indulgence ; & c’eſt par l’indulgence que l’homme ſage ſait introduire la juſtice ; il fait que, ſans cette indulgence, des hommes même juſtes ſe fuiroient comme des ours ; que ſi la juſtice eſt le fondement ſur lequel toutes les parties de la ſociété s’aſſeyent, la douce indulgence eſt le ciment qui les tient liées ; qu’enfin la première maxime d’un homme ſage eſt de ſupporter les hommes tels qu’ils ſont : c’eſt la tolérance qui le conduit à la bienſance, & jamais il ne s’obſtine à faire aux hommes même le bien qu’ils ne font pas dispoſés à recevoir.

J’ai vu une fois dans ma vie un homme vraiment ſage, & je ne l’oublierai jamais ; Rouſſeau lui-même lui donna ce beau nom, & nul homme, à mon avis, ne le mérita ſi bien. Cet homme étoit Monſieur Abauzit, réfugié à Genève. Il eſt peu connu ; mais s’il étoit plus célèbre, il eût été moins ſage. Je vais en parler un moment, parce qu’ayant eu dans ſa ſituation pluſieurs conformités avec Rouſſeau, il n’eſt pas déplacé de remarquer comment ſa ſageſſe fut trouver le repos, la conſidération, des amis, une patrie, le bonheur enfin, tandis que le génie de Rouſſeau écartoit de lui tous ces biens.