Page:Servan - Réflexions sur les Confessions de J. J. Rousseau, 1783.djvu/88

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M. Abauzit, comme Rouſſeau, vécut loin de ſa patrie, & parmi des hommes qui lui étoient étrangers ; il fut comme lui ſans fortune, presque ſans famille, homme de lettres comme Rouſſeau, &, ce qui eſt plus remarquable, penſant à-peu-près comme lui ſur les mœurs, la politique & même la religion ; mais que leur vie fut bien-différente ! Rouſſeau, inquiet, errant, toujours accuſateur ou accuſé, malheureux enfin, & ſe croyant ſans aſyle, perdit réellement ſa patrie, & M. Abauzit, de ſon aſyle même, ſe fit la plus douce patrie : ſans bizarrerie, ſans défiance avec les hommes dont il étoit chéri autant que respecté, ne mettant ſur-tout d’oſtentation à rien, ni dans la ſcience, ni dans la vertu, ni même dans la pauvreté, homme vraiment ſimple en tout, vraiment bon & ſage. Au milieu des factions populaires occaſionnées en partie par Rouſſeau, le petit appartement ou l’espèce de galetas qu’occupoit Monſieur Abauzit, ſembloit un temple que la concorde s’étoit conſervé encore dans la guerre civile ; M. Abauzit avoit pourtant accompli la loi de Solon, qui veut que dans les diſſentions civiles tous les citoyens prennent un parti : celui de Monſieur Abauzit étoit connu : ceux qui en étoient s’en faiſoient gloire, & ceux qui n’en étoient pas, ne le chériſſoient pas moins, parce qu’on ſavoit bien que de tous les partis celui qu’il eût préféré étoit la deſtruction de tout parti & la paix publique. Si dans une guerre civile, des concitoyens étoient aſſez ſages pour ne choiſir qu’un arbitre, c’eût été Monſieur Abauzit. Rien n’égaloit ſa ſcience, ſi ce n’eſt ſa modeſtie & ſa douceur.