Page:Servan - Réflexions sur les Confessions de J. J. Rousseau, 1783.djvu/89

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Bien-différent de Rouſſeau, il ſe laiſſoit, non-ſeulement approcher, mais importuner ; & ceux qui recevoient de lui cet aimable accueil, ſentoient jusqu’au fond du cœur qu’il étoit le fruit d’une véritable humanité, & non d’une vanité ſatisfaite. Qu’un homme de lettres fût ſupérieur aux foibleſſes de la vanité autant qu’aux beſoins de la fortune, on pouvoit ne pas s’en étonner ; mais ce qui étonnoit beaucoup, étoit de le trouver conſtamment ſupérieur au deſir même de la gloire ; le ſalaire de tout ce qu’il faiſoit n’étoit pour lui que dans lui-même.

Malgré le feu qui, juſques dans ſa dernière vieilleſſe, ſe répandoit ſur ſon action & ſes diſcours, ſon humeur étoit ſi inaltérable, que la difficulté d’arracher de lui un mouvement d’impatience fit un jour, à ſon inſçu, le ſujet d’une gageure, & ce fut ſa modération qui la gagna. On ſent combien la paix de cette ame devoit contribuer à la netteté & à l’ordre de ſes penſées : auſſi tout ce qui ſortoit de la bouche de Monſieur Abauzit, idées, ſentimens, étoit pur comme la lumière du jour le plus doux. Il recueillit le fruit de ſa ſageſſe & de cette aimable indulgence pour la foibleſſe des hommes, & ce fruit fut le reſpect, l’amitié, & vraiſemblablement le bonheur.

J’ai tant fait en moi-même la comparaiſon de Rouſſeau avec M. Abauzit, qu’il n’eſt pas étonnant que je m’y laiſſe aller en écrivant ceci ; d’ailleurs, j’avoue que j’acquitte un vœu cher à mon cœur, celui de publier ma reconnoiſſance pour un vieillard vénérable qui ſupporta ſouvent avec bonté mon importune jeuneſſe.