Page:Servan - Réflexions sur les Confessions de J. J. Rousseau, 1783.djvu/93

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Avec quelle ardeur n’aurois-je pas fui dans les forêts, & brouté ſeul des herbes & les racines ! Je le deſirois, j’étois prêt à voler au bout du monde ; heureuſement mon maître n’a pas jugé à propos de m’en donner l’exemple ; ma raiſon n’étoit alors qu’une néceſſité démontrée de ne point uſer de ma raiſon : je regardois le deſir de ſe reproduire, & les ſoins de la tendreſſe paternelle, comme autant de préjugés de la nature corrompue ; je conſidérois les femmes comme créées uniquement pour ſatisfaire un beſoin honteux ; je croyois devoir les fuir auſſitôt après le moment phyſique : mon maître l’ordonnoit, j’obéiſſois aveuglément.

Bientôt après, il m’apprit à les aimer avec emportement, avec fureur, au point d’attenter ſur ma propre vie, & ſur celle de l’objet aimé ; il me fit ſucer à longs traits le poiſon de la volupté ; il me montra dans les paſſions ſatisfaites, le chemin de la plus haute vertu, ſans s’embarraſſer ſi je ne m’arrêterois point dans les premiers pas de cette route périlleuſe & ſéduiſante : ſa morale ſublime me plut encore davantage, lorſqu’elle me fit voir un homme vertueux & paſſionné pour deux femmes enſemble, & en préſence l’une de l’autre ; je conçus alors le projet d’être philoſophe, c’eſt-à-dire, d’aimer toujours la femme d’autrui, de me le reprocher ſans ceſſe, & de ne m’en corriger jamais, & d’en aimer auſſi deux à-la-fois, lorſque j’y trouverois du plaiſir, ſous la condition pourtant d’en être toujours bien-fâché.