Page:Servan - Réflexions sur les Confessions de J. J. Rousseau, 1783.djvu/94

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Tout-à-coup celui qui m’avoit autrefois ordonné de fuir toute eſpèce de ſociété, vint me recommander d’y vivre comme n’y vivant point, en pur automate, ſans l’aimer, ſans la ſervir, & ſans lui nuire, & de borner tout mon bonheur à la jouiſſance aſſidue de ma propre femme, & à l’inſtruction de mes enfans dans ces mêmes arts & ces ſciences qu’il m’avoit forcé d’abjurer.

Je fus étonné, je l’avoue ; mais rebuté par les obſtacles d’aimer la femme d’un autre, & laſſé des contradictions éternelles de mes actions, je proteſte que je me réſignai ſans murmure à la nouvelle doctrine de mon maître, aſſuré, comme je l’ai toujours été, qu’il ne pouvoit me tromper.

J’allai donc travailler chez un menuiſier, & dans mes heures de loiſir, je fréquentai une jeune fille, avec qui ſes parens me permettoient des privautés aſſez amuſantes. Quand je me crus bien aimé, je la quittai exprès pour faire un long voyage ; je revins, je me mariai, je ſavourai les douceurs de mon nouvel état, me gardant bien de ſervir en rien ma patrie, que je ne reconnoiſſois pas pour telle. J’eus un enfant, & je m’en tins là, parce que dans les principes de mon maître, il eût été trop difficile d’en élever pluſieurs.

Cet enfant étoit fort & robuſte, & je m’en félicitai, parce que c’eſt la force du corps qui fait le vrai ſage ; & comme j’étois certain qu’un enfant ne peut pas former un ſeul raiſonnement juſqu’à l’âge de onze ou treize ans, je crus qu’il étoit indiſpenſable