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ÉTUDE

enquérir discrètement de l’état de cette douleur que nous avons vue si vive, de peur d’entrer en communication avec son âme avant de savoir quel sentiment nous aurons à partager. Obligé de rendre compte des changements survenus, dans le cours de six mois ou d’un an, à des spectateurs qui, tout à l’heure, l’ont vu disparaître de la scène, le héros tragique ne formerait-il pas avec lui-même une étrange disparate ? Le fil de l’identité ne serait-il pas rompu ? Et, loin de lui conserver le même intérêt, n’aurait-on pas quelque peine à l’avouer pour la même personne ?

Dans cette condition de la nature humaine a été puisé le véritable motif des unités de temps et de lieu, si souvent et si mal à propos fondées sur une prétendue nécessité de satisfaire la raison en accommodant la durée de l’action réelle à celle de la représentation théâtrale ; comme si la raison pouvait consentir à ce que, dans l’intervalle d’un entr’acte de quelques minutes, on crût passer du soir au matin sans avoir dormi, ou du matin au soir sans avoir mangé ! comme s’il était plus aisé de prendre trois heures pour un jour que pour une semaine, ou même pour un mois !

Cependant, on ne saurait le nier : l’esprit éprouve une certaine répugnance à voir disparaître devant lui les intervalles de temps et de lieu sans qu’il puisse s’en rendre compte, sans qu’il en reçoive aucune modification. Plus ces intervalles sont considérables, plus son mécontentement s’accroît, car il sent qu’on dérobe ainsi à sa connaissance beaucoup de choses dont il lui appartient de disposer, et il n’aimerait pas qu’on lui répétât trop souvent, comme Crispin à Géronte : « C’est votre léthargie. » Mais ce ne sont point là des difficultés invincibles aux adresses de l’art ; si l’esprit s’effarouche aisément de ce qui trouble, sans son aveu, les habitudes de son allure, il est facile de les lui faire oublier. Mettez-le en vue du but vers lequel vous aurez su porter ses désirs, et dans son élan pour l’atteindre, il ne songera