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SUR SHAKSPEARE.

politiques, dans ces temps où la société en guerre avec elle-même ne peut plus diriger les individus par ces lois qu’elle leur imposait pour le maintien de son unité, alors seulement le jugement de Shakspeare hésite et laisse hésiter le nôtre ; lui-même ne démêle plus bien où est le droit, ce que veut le devoir, et ne sait plus nous le faire pressentir. Le Roi Jean, Richard II, les Henri VI, en offrent l’exemple. Partout ailleurs, la situation morale est claire, sans ambiguïté comme sans complaisance. Les personnages n’y marchent point ou trompeurs ou trompés, entre le vice et la vertu, la faiblesse et le crime ; ce qu’ils sont, ils le sont franchement, nettement ; leurs actions sont dessinées à grands traits ; l’œil le plus débile ne saurait s’y méprendre. Et cependant, science admirable de la vérité ! dans ces actions si positives, si complètes, si conséquentes, vivent et se déploient toutes les inconséquences, tous les bizarres mélanges de la nature humaine. Macbeth a bien pris son parti sur le crime ; aucun fil ne retient plus ses actions à la vertu ; et cependant qui peut douter que, dans le caractère de Macbeth, à côté des passions qui poussent au crime n’existent encore les penchants qui font la vertu ? La mère de Hamlet n’a gardé, dans son incestueux amour, aucune mesure ; elle connaît son crime et le commet ; sa situation est celle d’une effrontée coupable ; son âme est celle d’une femme qui pourrait aimer la pudeur et se trouver heureuse dans les liens du devoir. Claudius même, le scélérat Claudius voudrait encore pouvoir prier ; il ne le peut, mais il le voudrait. Ainsi le coup d’œil du philosophe éclaire et dirige l’imagination du poëte ; ainsi l’homme n’apparaît à Shakspeare que muni de tout ce qui appartient à sa nature. La vérité est toujours là, devant les yeux du poëte : il les baisse et il écrit.

Mais il est une vérité que Shakspeare n’observe point de la sorte, qu’il tire de lui-même, et sans laquelle toutes celles qu’il contemple au dehors ne seraient que des