Page:Shakespeare - Œuvres complètes, traduction Guizot, Didier, 1864, tome 2.djvu/213

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Cléopâtre.

Ne t’inquiète pas ; on y prendra garde.

Le paysan.

Très-bien, ne lui donnez rien, je vous en prie ; car il ne vaut pas la nourriture.

Cléopâtre.

Et moi, me mangerait-il ?

Le paysan.

Vous ne devez pas croire que je sois assez simple pour ne pas savoir que le diable lui-même ne voudrait pas manger une femme : je sais bien aussi que la femme est un mets digne des dieux, quand le diable ne l’assaisonne pas. Mais, en vérité, ces paillards de diables font un grand tort aux dieux dans les femmes ; car sur dix femmes que font les dieux, les diables en corrompent cinq.

Cléopâtre.

Allons, laisse-moi ; adieu.

Le paysan.

Oui, en vérité, je vous souhaite beaucoup de plaisir avec ce ver.

(Le paysan sort.)
(Iras rentre avec une robe, une couronne, etc., etc.)
Cléopâtre.

Donne-moi ma robe, mets-moi ma couronne. Je sens en moi des désirs impatients d’immortalité : c’en est fait ; le jus de la grappe d’Égypte n’humectera plus ces lèvres. Vite, vite, bonne Iras, vite ; il me semble que j’entends Antoine qui m’appelle : je le vois se lever pour louer mon acte de courage, je l’entends se moquer de la fortune de César, Les dieux commencent par donner le bonheur aux hommes, pour excuser le courroux à venir. — Mon époux, je viens ! — Que mon courage prouve mes droits à ce titre. Je suis d’air et de feu, et je rends à la terre grossière mes autres éléments. — Bon, avez-vous fini ? — Venez donc, et recueillez la dernière chaleur de mes lèvres. Adieu, tendre Charmiane. Iras, adieu pour jamais. (Elle les embrasse. Iras tombe et meurt.) Mes lèvres ont-elles donc le venin de l’aspic ? Quoi, tu tombes ? As-tu pu quitter la vie aussi doucement, le trait de la mort n’est donc pas plus redoutable que le pinçon d’un amant, qui blesse et qu’on désire encore. Es-tu tranquille ! En disparaissant aussi rapidement du monde, tu lui dis qu’il ne vaut pas la peine de lui faire nos adieux.

Charmiane.

Dissous-toi, épais nuage, et change-toi