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LES JALOUX.

est le tribunal faillible, mais souverain, par lequel Desdémona a été jugée et condamnée, et Othello ne fait qu’exécuter l’arrêt. Ah ! pleurez la victime, mais plaignez aussi l’exécuteur. Desdémona souffre, mais croyez-vous qu’Othello ne souffre pas ? Songez donc à ceci : celle qu’il doit tuer, il l’aime. La scène finale du drame contient à elle seule tout un drame, ce drame effrayant et superbe : Un bourreau amoureux d’une condamnée à mort !

Jamais Othello n’a plus aimé sa femme qu’au moment où il va l’assassiner. Jamais elle ne lui a paru plus belle, plus séduisante, plus désirable, plus irrésistible ! Jamais elle ne lui a causé, plus qu’en ce moment, les éblouissements des sens. Elle est là sous ses yeux couchée et endormie. Une veilleuse, posée sur la table, laisse entrevoir à sa lueur douteuse et fantastique les formes de cette chair idéale. Il se penche sur la condamnée. Il écoute les dernières harmonies de ce souffle qui va s’éteindre. Il s’approche pour respirer les parfums ineffables de cette haleine « qui persuaderait presque à la justice de briser son glaive ! » Ô tentation ! Othello n’y peut plus tenir. L’amant renaît en lui et demande grâce au bourreau ! Oh ! un sursis par pitié ! Seulement le temps d’effleurer ces lèvres ! Un baiser, un baiser encore, un de plus, et ce sera le dernier ! À ce contact de la flamme, Desdémona s’éveille : « Voulez-vous venir au lit, dit-elle à Othello ? » Mais ce n’est plus l’amant qu’elle a devant elle, c’est le bourreau.

— Avez-vous prié ce soir, Desdémona ?

— Oui, monseigneur.

— Si vous vous rappelez quelque crime que la grâce du ciel n’ait pas encore absous, implorez-la vite.

— Hélas ! monseigneur, que voulez-vous dire par là ?