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INTRODUCTION.

l’infini. — L’art est dans l’absolu, l’artiste vit dans le contingent. L’artiste est homme, et, comme homme, il relève de l’humanité. La société dont il est membre a le droit de lui demander compte de ses œuvres comme de ses actes. Sous peine de désertion, il ne peut s’abstraire de la communauté militante. Dans la guerre sainte du juste contre l’injuste, il est tenu d’apporter le concours de son talent, de son énergie et de ses forces. Il ne peut sans félonie trahir la cause sacrée du progrès. Il est obligé de servir, comme nous tous, et de combattre pour l’équité, pour la vérité, pour la civilisation. Apôtre du beau, il doit être aussi le croisé du bien.

Telle était, je n’en doute pas, l’idée que Shakespeare se faisait de sa mission terrestre. Shakespeare ne séparait pas les fonctions du poëte des devoirs de l’homme. Il ne cultivait pas l’art pour l’art. Sa dévotion à la muse se fortifiait toujours de son dévouement pour l’humanité. Comme le philosophe d’Alexandrie, il ne cherchait le beau que dans la splendeur du vrai. La fiction dramatique était toujours pour lui la plus lumineuse des paraboles. C’était peu que le théâtre amusât : il fallait, avant tout, qu’il instruisît. « L’objet du théâtre, dit Hamlet, est de présenter le miroir à la nature, de montrer à la vertu ses propres traits, à l’opprobre sa propre image et au corps séculaire du temps sa marche et sa trace. » Paroles mémorables, qu’on ne saurait trop méditer, car elles peuvent servir d’épigraphe à l’œuvre entière du maître.

Des critiques à courte vue se sont plu à présenter Shakespeare comme un fantaisiste n’ayant d’autre souci que son caprice, indifférent à la renommée et à la gloire, dédaigneux de l’avenir, inconscient de son génie, concevant et composant au hasard de l’inspiration, penseur irréfléchi, créateur involontaire. C’est contre ce préjugé, malheureusement trop répandu, que je voudrais réagir. Si un