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LES AMIS

Jessica, fermez bien mes portes, et si vous entendez le tambour et l’ignoble fausset du fifre au cou tors, n’allez pas grimper aux fenêtres ni allonger votre tête sur la voie publique pour contempler ces fous de chrétiens aux visages vernis. Mais bouchez les oreilles de ma maison, je veux dire mes fenêtres : que le bruit de la vaine extravagance n’entre pas dans mon austère maison. » Jessica n’a que faire de regarder les jeunes païens qui passent enfarinés dans la rue : si elle veut se mettre en ménage avec le consentement de son père, elle ne se mariera qu’à la synagogue. « Plût à Dieu, dit Shylock, qu’elle eût pour mari un descendant de Barabbas plutôt qu’un chrétien ! » Par malheur, Jessica n’a guère mis à profit les leçons paternelles. Le caractère mutin de la belle juive résiste à cette farouche éducation. « Fille de Shylock par le sang, elle ne l’est pas par le caractère. » Jamais la nature ne s’est démentie aussi formellement d’une génération à l’autre. Les goûts de l’enfant sont en contradiction éclatante avec les goûts du père. Autant Shylock est rigide, âpre, frugal, dur à la souffrance, autant Jessica est tendre, molle, friande et indolente. Shylock est fanatique d’austérité ; Jessica, de plaisir. Shylock outre l’économie jusqu’à l’avarice ; Jessica exagérerait la prodigalité jusqu’au gaspillage. Shylock se défierait du chrétien le plus sage ; Jessica s’affolerait du plus écervelé. Vous connaissez Lorenzo, ce jeune merveilleux, vêtu à la dernière mode vénitienne, qui toujours arpente la place Saint-Marc, la moustache en croc et l’épée en civadière ? Eh bien, Jessica abjurerait avec joie le Dieu de ses ancêtres pour pouvoir battre le pavé au bras de ce Philistin. La rieuse enfant ne peut se faire à l’existence claustrale que lui impose son père : elle étouffe dans cette atmosphère d’ennui. « Notre maison est un enfer, » pense-t-elle, et elle suit d’un œil d’envie ce « joyeux