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LES AMIS

souscrit, ce billet doit être remboursé. Le juif ne sort pas de la légalité. Il invoque à son profit la législation même qui, si souvent, a été invoquée à son détriment. Ce contrat social, sous lequel on l’a accablé de tout temps, voulez-vous donc qu’il hésite, quand il le peut, à le faire retomber sur ses adversaires ?

Dans la légende du Pecorone, le juif insiste sur son droit sans donner de raison.

— J’entends, dit le juge, que tu prennes ces cent mille ducats et que tu délivres ce brave homme, qui te sera à jamais obligé.

— Je n’en ferai rien, répond laconiquement le juif[1].

Bien différent de son devancier, Shylock consent à donner à ses juges des explications auxquelles il n’est pas obligé. Ce qui l’anime contre Antonio, c’est « une haine réfléchie et une horreur invétérée. » Cette haine, Antonio lui-même l’a provoquée, sollicitée, méritée ; il l’a obtenue : qu’avez-vous à dire ? Chrétiens du seizième siècle, vous parlez de miséricorde ! mais êtes-vous vraiment bien fondés à parler de miséricorde ? Vous-mêmes êtes-vous plus miséricordieux que Shylock ? Cette religion de charité que vous prêchez si éloquemment, la pratiquez-vous ? Votre constitution civile et politique ne repose-t-elle pas tout entière sur la servitude ? Vous plaignez Antonio ; eh ! commencez donc par plaindre les innombrables serfs dont le labeur est votre richesse et le désespoir votre luxe ! « Vous avez parmi vous nombre d’esclaves que vous employez comme vos ânes, vos chiens et vos mules, à des travaux abjects et serviles, parce que vous les avez achetés. Irai-je vous dire : faites-les libres !

  1. « Disse il giudice : Io voglio che tu ti tolga questi cento mila ducati, e liberi questo buon uomo, il qual anco te ne sarà sempre tenuto. Rispose il Giudeo : Io non ne farò niente, » Il Pecorone, par Ser Giovanni Fiorentino.