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ROSALINDE.

son amoureuse mélaneolie, observa qu’il était temps de déjeuner. « Ainsi, chasseur, si tu veux accepter le menu que contiennent nos grossiers bissacs, notre cordialité suppléera aux délicatesses que nous ne pouvons t’offrir. » Aliéna renouvela l’invitation et pria Rosader d’être son hôte. Il les remercia cordialement, et, s’étant assis près d’elles, partagea les humbles provisions que leur allouait l’existence champêtre. Le repas fini, Rosader, après leur avoir rendu grâces, allait se retirer, quand Ganimède, qui avait peine à le laisser disparaître de sa présence, l’interpella ainsi :

— Voyons, chasseur, si tu n’as rien de mieux à faire, puisque tu es si profondément épris, montre-moi comment tu sais prier d’amour : je représenterai Rosalinde, et tu resteras ce que tu es, Rosader. Imaginons une églogue érotique, où Rosalinde serait présente et où tu lui ferais la cour ; et tandis que nous chanterons. Aliéna nous accompagnera de ses pipeaux en jouant une mélodie. « J’y consens, » fit Rosader. Et quant à Aliéna, pour montrer sa bonne volonté, elle prit une flûte et l’emboucha. Sur ce, l’amoureux chasseur commença ainsi :

AMOUREUSE ÈGLOGUE ENTRE ROSALINDE ET ROSADER.
ROSADER.

— Je te supplie, nymphe, par toutes les paroles persuasives, — par toutes les larmes, les sons, les murmures que connaissent les amants, — par tout ce que nous suggère la pensée ou la langue hésitante ! — J’intercède pour mes souffrances en les dévoilant. — Charmante Rosalinde, mon amour (oui, Dieu le veuille, mon amour !) Ma vie (oui, Dieu le veuille, ma vie !) aie pitié de moi ! — Tes lèvres sont douces et humbles comme la colombe, — et la pitié doit toujours être avec la beauté. — Regarde mes jeux rouges de larmes douloureuses, — d’où tombe la pluie d’une vraie détresse, — mon visage si pâle et pourtant si jeune. — Je ne puis être soulagé que par l’amour ou par la mort. — Oh ! qu’une orageuse rigueur n’assombrisse pas ton front, — que l’amour a choisi pour trône à sa clémence. — L’arbre le plus élevé ploie sous le souffle de Borée. — Le fer se plie à la chaleur sous le marteau. — Oh ! Rosalinde, sois indulgente, — car Rosalinde seule est belle.