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INTRODUCTION.

Ce qui attriste Jacques, c’est ce drame monotone dont une omnipotence anonyme a fait le scénario et que tous successivement nous jouons sur le théâtre du monde ; c’est cette tragédie lugubre qui commence par des gémissements et qui finit par des gémissements, dont la première scène est une enfance « qui vagit et bave au bras d’une nourrice, » et dont « la scène finale est une seconde enfance, état de pur oubli, sans dents, sans yeux, sans goût, sans rien ! » — Jacques a connu toutes les joies de ce monde, il a épuisé la jouissance, il a bu de la volupté jusqu’à cette lie captieuse, la débauche. Et d’une satiété aussi complète, il n’a gardé qu’une insondable amertume. Toutes nos délices terrestres n’ont réussi qu’à l’écœurer. La plus haute des émotions humaines, l’amour, n’est plus pour lui qu’un malaise moral. Le pire de vos défauts, dit-il à Orlando, c’est d’être amoureux. Et il se détourne avec une sorte de rage de ce jeune affolé. — Nos appétits révoltent Jacques autant que nos inclinations. Il n’est pas jusqu’au plus frugal repas dont le menu ne lui répugne : il s’indigne de cette voracité sanguinaire que peut seule apaiser une boucherie ; il a horreur de cette cuisine vampire qui ne dépèce que des cadavres. Quand le vieux duc s’en va quérir à la chasse son souper du soir, il faut entendre Jacques s’apitoyer « sur ces pauvres animaux tachetés, bourgeois natifs de cette cité sauvage, que les flèches fourchues atteignent sur leur propre terrain ; » il faut l’entendre dénoncer la cruauté du noble veneur et « jurer que le vieux duc est un plus grand usurpateur que son frère. » Ainsi les exigences mêmes de la faim « navrent le mélancolique Jacques. » Il critique la vie dans ses nécessités élémentaires : il attaque, dans l’ordre physique comme dans l’ordre moral, la constitution même de l’être. C’est au nom de l’âme hautaine qu’il s’insurge