Page:Shakespeare - Œuvres complètes, traduction Montégut, Hachette, 1867, tome 1.djvu/184

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ACTE IV, SCÈNE IV. 171

c’est pour cela que je t’accepte. Prends cet anneau et va le porter immédiatement à Madame Silvia. Elle m’aimait bien, celle qui me le donna.

JULIA. — Vous ne l’aimiez pas, à ce qu’il semble, puisque vous vous séparez de son gage d’amour. Elle est morte, sans doute ?

PROTÉE. — Pas du tout ; je crois qu’elle est vivante.

JULIA. — Hélas !

PROTÉE. — Pourquoi soupires-tu cet hélas ?

JULIA. — Je ne puis m’empêcher de la plaindre.

PROTÉE. — Pourquoi donc la plains-tu ?

JULIA. — Parce qu’il me semble qu’elle vous aimait aussi bien que vous aimez votre dame Silvia. Elle rêve à celui qui a oublié son amour, vous raffolez de celle qui ne se soucie pas de votre amour. C’est pitié que l’amour soit si traversé, et c’est en pensant à cela que cet hélas ! m’est échappé.

PROTÉE. — Bon ; donne-lui cet anneau, et de plus celte lettre. Voici là sa chambre. Dis à ma daine que je lui rappelle la promesse qu’elle m’a faite de son divin portrait. Ton message achevé, reviens dans ma chambre, où tu me trouveras triste et solitaire. (Il sort !)

JULIA. — Combien y a-t-il de femmes qui voudraient faire un pareil message ? Hélas ! pauvre Protée ! tu as pris un renard pour gardien de tes brebis. Hélas ! pauvre fou ! pourquoi est-ce que je le plains, lui qui nie méprise de tout son cœur ? Il me méprise parce qu’il l’aime, elle : moi, je le plains parce que je l’aime, lui. Cet anneau, je le lui donnai lorsqu’il me quitta, pour l’obliger à se souvenir de mon amour, et maintenant, malheureuse messagère, il me faut plaider pour ce que je ne voudrais pas obtenir, remettre ce que je voudrais voir refuser, louer sa fidélité lorsque je voudrais l’entendre déprécier. Je suis l’amante fidèle et à toute épreuve de mon maître, mais je ne puis être la fidèle servante de mon maître sans être envers moi une déloyale traîtresse. Cependant je ferai sa cour, mais avec autant de froideur que je désire peu —le ciel le sait ! — lui servir d’éperon pour le faire avancer.