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Page:Shakespeare - Œuvres complètes, traduction Montégut, Hachette, 1872, tome 9.djvu/189

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paysage qu’il nous semble voir, tant est grande la magie du poète, est tout septentrional, et ce n’est pas une métaphore de dire que dès la première scène on frissonne sous l’âpre vent du Nord avec les soldats de garde sur l’esplanade du château d’Elseneur. Une triste et tendre lumière boréale, éclaire également toutes les parties du drame, et il semble qu’à sa clarté sans chaleur on voit apparaître les sapins et les chênes de la Scandinavie. Le ruisseau où s’est noyée Ophélia est décrit avec une précision toute particulière : vous l’avez vu quelque part en Angleterre coulant limpide et transparent au milieu d’une oasis de verdure. Le cimetière apparaît aussi très-facilement à l’imagination : un terrain argileux, stérile, une pauvre lande où les fougères ont peine à pousser ; pas très-loin de l’église et des habitations de l’homme, assez loin cependant pour que les fossoyeurs puissent se livrer à tout leur babil sans avoir à craindre les importuns. C’est au milieu de ce paysage que se meuvent ou plutôt glissent les acteurs ; car, si violemment qu’ils s’agitent, on n’entend jamais le bruit de leurs pas, amortis, dirait-on, par une fine couche de neige.

« Voilà la scène et la couleur générale du drame ; toute la poésie du Nord y est répandue. Quant aux personnages, jamais, je crois, le mélange confus qu’on appelle non pas l’homme, mais un homme, n’a été présenté avec une telle hardiesse. Ces personnages ne ressemblent à rien qu’à eux-mêmes, ne représentent rien qu’eux-mêmes. On ne les a jamais vus auparavant, et on ne les rencontrera jamais plus. Si vous croyez aux règles d’une esthétique pédantesque, n’abordez pas cette pièce ; elle met au défi toutes les règles. Il n’y a pas possibilité d’étiqueter et de classer ces personnages, de dire à quel genre ils appartiennent ; ce sont des individus qui composent à eux seuls leur famille, leur tribu et leur genre. Il a fallu pour les former des combinaisons toutes particulières de la vie. des rencontres imprévues, des chocs d’atomes moraux