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Page:Shakespeare - Œuvres complètes, traduction Montégut, Hachette, 1872, tome 9.djvu/235

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chemise ; ses genoux claquant l’un contre l’autre, et avec un regard annonçant quelque chose de lamentable, comme s’il avait été lâché hors de l’enfer pour parler d’horreurs, — le voilà qui s’avance devant moi.

POLONIUS. — Il est fou d’amour pour toi !

OPHÉLIA. — Monseigneur, je n’en sais rien ; mais en vérité, je le crains.

POLONIUS. — Qu’a-t-il dit ?

OPHÉLIA. — Il m’a prise par le poignet et m’a serrée fortement ; puis il s’est éloigné de toute la longueur de son bras, et avec son autre main ainsi sur son front, il s’est mis à étudie mon visage avec tant d’attention, qu’on aurait dit qu’il voulait le dessiner. Il est resté longtemps dans cette attitude : enfin me secouant un peu le bras, et baissant et relevant trois fois sa tête, — comme cela, — il a poussé un soupir si lamentable et si profond qu’il semblait ébranler toute sa charpente et emporter sa vie : cela fait, il m’a lâchée : puis la tête retournée par-dessus son épaule, on aurait dit qu’il trouvait son chemin sans le secours de ses yeux, car il est sorti sans se servir d’eux, et, jusqu’à la fin, il n’a cessé de diriger sur moi leur lumière.

POLONIUS. — Allons, viens avec moi ; je vais aller trouver le roi. C’est le délire même de l’amour, dont le caractère violent est d’attenter à lui-même et de conduire la volonté à des entreprises désespérées, aussi souvent que toute autre passion dont nos natures soient affligées sous le ciel. Je suis désolé ; — dites-moi, lui avez-vous adressé récemment quelque parole dure ?

OPHÉLIA. — Non, mon bon Seigneur ; mais ainsi que vous me l’aviez commandé, j’ai renvoyé ses lettres, et je lui ai refusé accès auprès de moi.

POLONIUS. — C’est ce qui l’a rendu fou. Je suis désolé de ne pas l’avoir observé avec plus de précaution et de jugement : je croyais qu’il ne faisait que plaisanter et qu’il avait envie de te faire faire naufrage ; mais maudites soient mes appréhensions ! Il semble qu’il soit aussi particulier à ceux de mon-âge, de pécher par trop de sévérité