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ROMÉO ET JULIETTE

sur terre de si vil qui ne donne à la terre quelque bien particulier, et il n’est rien de si bon, qui, détourné de son légitime usage, ne se révolte contre son essence native et ne vienne butter contre un abus : la vertu elle-même devient vice, lorsqu’elle est mal appliquée, et le vice est quelquefois ennobli par l’action. Sous la tendre pellicule de cette petite fleur résident un poison et une vertu médicinale ; car flairée elle réjouit tout le corps de son "parfum, et goûtée, elle tue tous les sens en même temps que le cœur. Deux pareils rois ennemis campent dans l’homme aussi bien que dans les herbes, — la grâce et la brutale volonté ; et là où la pire de ces puissances prédomine, le ver de la mort dévore bientôt cette plante.

Entre ROMÉO

ROMÉO. — Bonjour, père !

LE FRÈRE LAURENT. — Benedicite ! Quelle voix matinale m’envoie ce doux salut ?— Mon jeune fils, c’est la preuve d’un esprit en proie à l’inquiétude que de dire de si bonne heure bonjour à ton lit : le souci tient sa veille dans les yeux de tout vieillard, et là où loge le souci, le sommeil ne s’abat jamais : mais, au contraire, d’heureux sommeil règne là où la jeunesse aux forces intactes, au cerveau inhabité par l’expérience, étend ses membres pour les reposer : par conséquent, ta visite matinale me donne l’assurance que quelque agitation d’âme t’a fait lever ; si ce n’est pas cela, alors je suis bien sûr de toucher juste, — c’est que notre Roméo ne s’est pas couché cette nuit.

ROMÉO. — Cette dernière supposition est vraie, et mon repos n’en a été que plus doux.

LE FRÈRE LAURENT. — Dieu pardonne au péché ! étais-tu avec Rosaline ?

ROMÉO. — Avec Rosaline, mon révérend père ? non ; j’ai oublié ce nom et la douleur que me causait ce nom.

LE FRÈRE LAURENT. — Voilà bien mon bon fils : mais où es-tu allé alors ?