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ŒUVRES POÉTIQUES DE SHELLEY

l’oubli ; les longues et solitaires colonnades, à travers lesquelles rôde le spectre de la Liberté, font l’effet aujourd’hui d’un air bien connu que nous avons aimé entendre dans quelque endroit cher à notre Ame, dont nous nous souvenons maintenant avec tristesse. Mais combien plus frappant encore et plus sombre est le contraste qu’offre ici la nature humaine ! Où Socrate expira, un esclave des tyrans, un lâche et un fou sème la mort autour de lui, puis, frémissant, trouve la sienne. Où Cicéron et Antoine vécurent, un moine encapuchonné et hypocrite prie, maudit et ment.

« Esprit ! dix mille ans à peine ont passé depuis ; sur cette terre inculte où maintenant le sauvage boit le sang de son ennemi, et singeant les fils de l’Europe fait retentir le chant impie de la guerre, s’élevait une cité puissante, métropole du continent occidental. Là, maintenant, la colonne couverte de mousse, rongée par la morsure incessante du temps, qui jadis semblait devoir survivre à tout excepté à la ruine de son propre pays ; la vaste scène de la forêt, rude dans l’inculte beauté de ses jardins depuis longtemps devenus sauvages, semblent au voyageur dont malgré lui le hasard a retenu les pas dans ce désert, avoir toujours existé ainsi, depuis que la terre est ce qu’elle est. C’était cependant jadis le rendez-vous le plus affairé, où, comme dans un centre commun, affluaient étrangers, vaisseaux et cargaisons ; jadis la paix et la liberté enchantaient la plaine cultivée. Mais la richesse, cette malédiction de l’homme, a flétri le bourgeon de sa prospérité : vertu et sagesse, vérité et liberté, ont fui pour ne plus revenir, jusqu’à ce que l’homme sache qu’elles seules peuvent donner le bonheur digne d’une âme qui revendique sa parenté avec l’éternité !