Page:Shelley - Œuvres poétiques complètes, t1, 1885, trad. Rabbe.djvu/73

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REINE MAB 67

« Le lion oublie maintenant sa soif de sang ; vous pourriez le voir jouer au soleil à côté du chevreau sans crainte ; ses griffes sont rentrées, ses dents sont inoffensives ; la force de l'habitude a fait de sa nature celle d’un agneau. Semblable au fruit de la passion, le suc séducteur de la belladone n’empoisonne plus le plaisir qu’il procure. Toute amertume est passée ; la coupe de la joie sans mélange est pleine jusqu’aux bords et recherche les lèvres altérées qu’elle fuyait naguère.

« Mais l’homme surtout, — lui qui peut, avec sa double nature, connaître plus de misères et rêver plus de joies que tout le reste, lui dont les vives sensations tressaillent dans sa poitrine pour s’y confondre avec un instinct plus élevé, prêtant leur puissance au plaisir et à la peine, élevant, raffinant, épurant l’un et l’autre ; l’homme, placé dans un monde toujours changeant pour être le fardeau ou la gloire de la terre ; c’est lui surtout qui s’aperçoit du changement ; son être observe sa rénovation graduelle, et définit chaque mouvement du progrès dans son âme.

" Là où l’obscurité de la longue nuit polaire pèse sur les rocs vêtus de neige et sur un sol gelé, où à peine l’herbe la plus hardie qui puisse braver la gelée se réchauffe à la clarté inefficace de la lune, là, l’homme était rabougri comme les plantes, et sombre comme la nuit ; ses énergies refroidies et restreintes, son cœur insensible au courage, à la vérité, à l’amour, sa stature nouée et sa constitution débile, le désignaient comme un avorton de la terre, fait pour être le compagnon des ours errant alentour, ayant les mêmes habitudes et les mêmes joies que lui ; sa vie était le rêve fiévreux d’une infortune stagnante, dont les maigres besoins, à peine