Page:Sienkiewicz - Quo vadis, 1983.djvu/185

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

ne dois-je pas vider le calice que m’a présenté mon Père ?… » Alors, ils s’emparèrent de Lui et Le ligotèrent.

Ayant ainsi parlé, l’Apôtre porta les mains à son front et se tut, ne voulant pas continuer son récit avant d’avoir consulté ses souvenirs.

Alors, Ursus, n’y pouvant tenir, se leva brusquement, secoua le feu avec une telle violence que les étincelles jaillirent en pluie d’or, et s’écria :

— Tant pis, quoi qu’il dût en advenir… moi, j’aurais…

Lygie l’interrompit en posant un doigt sur ses lèvres. On entendit haleter le Lygien, car l’indignation grondait dans son âme ; bien que toujours prêt à baiser les pieds de l’Apôtre, il ne pouvait, en sa conscience, approuver cette conduite. Si, en sa présence, quelqu’un eût porté la main sur le Sauveur, ou s’il eût été avec Lui, cette nuit-là, oh ! alors : soldats, serviteurs des prêtres, toute la valetaille, il eût tout mis en pièces ! Ses yeux s’emplissaient de larmes, provoquées par le chagrin et par une lutte sourde en lui-même : d’une part, il eût défendu le Sauveur, il eût appelé à son aide les Lygiens, qui sont tous braves ; mais, d’autre part, il Lui eût désobéi, et eût ainsi empêché la rédemption du monde.

Tel était le motif de ses larmes.

Peu après, Pierre reprit son récit. Cependant Vinicius était retombé dans un assoupissement fiévreux. Ce qu’il venait d’entendre se mêlait dans son esprit à ce que l’Apôtre avait raconté, la nuit précédente, à l’Ostrianum, à propos de cette journée où le Christ était apparu sur les bords du lac de Tibériade. Il voyait, sur une vaste nappe d’eau, flotter une barque de pêcheur, où se trouvaient Pierre et Lygie. Lui-même nageait de toutes ses forces à leur suite, mais la douleur causée par son bras cassé l’empêchait de les rejoindre. Les vagues soulevées par la tempête l’aveuglaient, il allait se noyer ; d’une voix suppliante, il implorait du secours. Alors Lygie s’agenouillait devant l’Apôtre qui faisait virer la barque et lui tendait une rame ; Vinicius s’y accrochait et, aidé par eux, il se hissait et allait tomber au fond du canot.

Il lui sembla ensuite qu’il s’était relevé et qu’il voyait des gens en foule suivre la barque à la nage. L’écume des vagues leur recouvrait la tête, et les mains seules de quelques-uns apparaissaient encore. Mais Pierre sauvait tous ceux qui allaient se noyer et les recueillait dans sa barque, qui s’agrandissait comme par miracle. En peu de temps, une multitude la remplit, aussi grande, plus grande même à la fin, que celle qu’il avait vue réunie à l’Ostrianum. Lui-même se demandait avec étonnement comment tous pouvaient y trouver place, et il craignait qu’elle ne coulât.