Page:Sienkiewicz - Quo vadis, 1983.djvu/256

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améthyste qui bleutait son visage. Sur sa tête était posée une couronne de laurier. Depuis son voyage à Naples, il avait sensiblement engraissé. Un double menton élargissait sa face, si bien que ses lèvres, déjà trop près du nez, semblaient à présent s’ouvrir sous les narines. Son cou énorme était, comme à l’ordinaire, garanti par un foulard qu’il rajustait à tout instant de sa main blanche et charnue, dont les phalanges étaient couvertes de poils roux semblables à des taches de sang ; il ne se faisait pas épiler les mains dans la crainte que ses doigts, — on le lui avait dit, — fussent pris d’un tremblement qui l’eût empêché de jouer du luth. Son visage exprimait une incommensurable vanité, doublée de fatigue et d’ennui : visage, en somme, à la fois terrible et grotesque. Il tournait la tête de droite et de gauche, les yeux mi-clos, et prêtait une oreille attentive aux acclamations.

Un tonnerre d’applaudissements et de cris l’accueillit : « Salut, divin César Imperator ! Salut, victorieux ! Salut, incomparable ! Fils d’Apollon ! Apollon, salut ! »

Et lui, souriait. Néanmoins, par instants, son visage se rembrunissait : la plèbe romaine était railleuse et, quand elle se sentait en nombre, elle se permettait d’amères plaisanteries envers ses plus grands triomphateurs, bien qu’au fond elle les aimât et les estimât. Chacun savait, en effet, que jadis, lors de l’entrée de Jules César à Rome, des plaisants avaient crié : « Citoyens, cachez vos femmes, voici le chauve débauché ! » Mais l’amour-propre exagéré de Néron ne pouvait supporter ni blâmes, ni quolibets. Et voici que, parmi les exclamations louangeuses, d’autres s’élevaient du sein de la foule : « Barbe d’Airain !… Barbe d’Airain !… Où vas-tu avec ta barbe flamboyante ? Crains-tu donc qu’elle n’incendie Rome ? »

Ceux qui criaient si fort ne se doutaient guère que leur plaisanterie fût une prophétie si terrible. Néanmoins, César ne s’irritait pas trop de ces apostrophes, car depuis longtemps il ne portait plus sa barbe, l’ayant offerte dans un coffret d’or à Jupiter Capitolin. Mais d’autres, embusqués derrière des tas de pierres et derrière les assises du temple, hurlaient : « Matricide ! Oreste ! Alcméon ! » D’autres reprenaient : « Où est Octavie ? Dépose ton manteau de pourpre ! » Et comme Poppée venait immédiatement derrière, on lui lançait l’insulte : « Flava coma ! » qui flétrissait les prostituées. L’oreille affinée de Néron percevait ces injures et il fichait à son œil son émeraude polie, pour essayer de reconnaître ceux qui poussaient ces cris et se souvenir d’eux. C’est alors qu’il aperçut l’Apôtre debout sur le bloc de pierre.

Un instant, les regards de ces deux hommes se croisèrent. Et parmi la suite brillante, parmi la foule innombrable, il ne vint à l’esprit de personne qu’à cette minute se trouvaient face à face les deux