Page:Sienkiewicz - Quo vadis, 1983.djvu/259

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— Porte-toi bien !…

Et il rejoignit rapidement l’escorte de César, qui avait pris de l’avance.

L’Apôtre Pierre le bénit d’un signe de croix imperceptible et le brave Ursus se mit à faire son éloge, heureux que sa jeune maîtresse l’écoutât avec avidité et le regardât avec reconnaissance.

Le cortège s’éloignait, noyé dans un nuage de poussière dorée ; mais l’Apôtre Pierre et ses compagnons le suivirent encore longtemps des yeux, jusqu’au moment où Demas le meunier, celui-là même chez qui Ursus travaillait la nuit, s’approcha d’eux.

Il baisa la main de l’Apôtre, le priant de venir avec ses compagnons se réconforter chez lui ; il ajouta qu’il demeurait près de l’Emporium et qu’ils devaient être fatigués et avoir faim, car ils avaient passé la plus grande partie de la journée à la porte de la ville.

L’Apôtre consentit, et ils prirent chez Demas un peu de nourriture et de repos ; puis, le soir venu, ils regagnèrent le Transtévère. Désirant franchir le fleuve au Pont Émilien, ils passèrent par le Clivus Publicus, qui coupait la colline de l’Aventin entre le temple de Diane et celui de Mercure. De cette éminence, l’Apôtre Pierre contemplait les édifices voisins et ceux qui s’estompaient dans le lointain. Et, dans un profond silence, il songeait à l’immensité et à la puissance de cette ville, où il venait enseigner la parole divine. Jusqu’à ce jour, il avait bien, dans les pays qu’il avait parcourus, rencontré la puissance romaine et les légions, mais ce n’étaient là que des membres épars de cette force qui, aujourd’hui et pour la première fois, semblait se personnifier à ses yeux sous les traits de César. Cette ville immense, vorace et féroce, licencieuse, pourrie jusqu’à la moelle et en même temps inébranlable dans sa force extraordinaire, ce César, assassin de son frère, de sa mère et de sa femme, traînant derrière lui toute une chaîne de crimes, chaîne aussi longue que celle de ses courtisans, ce débauché et ce bouffon, maître de trente légions et, par elles, de l’univers, ces courtisans couverts d’or et de pourpre, incertains du lendemain et quand même plus puissants que des rois, tout cela lui apparut comme le royaume infernal du mal et de l’iniquité. En son cœur simple, il s’étonna que Dieu eût confié la terre à ce Satan monstrueux pour qu’il la pétrît, la bouleversât, la foulât aux pieds, en exprimât des larmes et du sang, pour qu’il la déchirât comme un ouragan, la brûlât comme la flamme.

Ces pensées émurent son cœur d’apôtre et, s’adressant à son Maître, il murmura en lui-même : « Seigneur, que ferai-je en face de cette ville où tu m’as envoyé ? À elle appartiennent les mers et les