Page:Sienkiewicz - Quo vadis, 1983.djvu/322

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l’autre du Tibre. Le blé était vendu au prix inouï de trois sesterces et les pauvres en recevaient gratuitement. On avait réquisitionné d’immenses réserves de vin, d’huile et de châtaignes. Des troupeaux de bœufs et de moutons descendaient chaque jour de la montagne. Les indigents des ruelles de Suburre, qui d’ordinaire mouraient de faim, mangeaient à présent à satiété. La famine était conjurée ; en revanche, il n’était pas facile de réprimer le brigandage, le pillage et autres violences. La vie nomade assurait d’autant mieux l’impunité aux voleurs qu’ils se proclamaient les admirateurs de César et ne se faisaient point faute de l’applaudir partout où il se montrait. En outre, comme les autorités civiles se trouvaient débordées et que l’armée ne pouvait suffire à assurer l’ordre dans la ville où grouillait le rebut de l’univers entier, il se produisait des faits dépassant toute imagination : chaque nuit c’étaient des batailles, des assassinats, des rapts de femmes et d’adolescents. Près de la Porta Mugionis, où s’arrêtaient les troupeaux venant de la Campanie, c’étaient des échauffourées où des hommes périssaient par centaines. Les rives du Tibre étaient couvertes de noyés que nul n’enterrait et qui emplissaient l’air d’émanations pestilentielles. Des maladies se déclaraient dans les campements ; les plus timorés prédisaient une vaste épidémie.

Et la ville brûlait toujours. Le sixième jour seulement, l’incendie atteignit les espaces libres de l’Esquilin et s’apaisa. Mais les monceaux de cendres rayonnaient d’une lueur si intense, que le peuple se refusait à croire que ce fût déjà la fin du désastre. De fait, au cours de la septième nuit, l’incendie éclata avec une nouvelle force dans les bâtiments de Tigellin ; mais il y avait si peu de chose pour l’alimenter qu’il ne put durer. Çà et là, les maisons calcinées s’écroulaient, en projetant des serpents de flammes et des tourbillons d’étincelles. Puis, peu à peu, le foyer commença à pâlir ; le ciel, une fois le soleil couché, cessa de s’embraser d’une rougeur sanglante ; la nuit seulement, sur l’immense désert noir, dansaient de-ci de-là des flammes bleues qui s’échappaient des monceaux de charbon.

Des quatorze quartiers de Rome, quatre subsistaient, y compris le Transtévère Et quand enfin furent entièrement calcinés les amas de charbon, on ne vit plus, du Tibre à l’Esquilin, qu’un espace immense, gris, terne et désolé, où des rangées de cheminées se dressaient en colonnes funéraires.

Le jour, parmi ces colonnes, erraient des groupes éplorés de gens qui fouillaient dans les fumerons pour y retrouver des objets qui leur avaient été précieux, ou les ossements d’êtres chers. La nuit, des chiens hurlaient sur les champs de cendres et sur les décombres.