Page:Sienkiewicz - Quo vadis, 1983.djvu/323

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La générosité de César n’arrêta pas les diatribes et l’agitation. Seule la tourbe des voleurs et des vagabonds était satisfaite : elle pouvait manger et boire à pleine panse et piller sans vergogne ; les autres, ceux qui avaient perdu des êtres aimés, ceux dont tout l’avoir avait été anéanti, ceux-là ne se laissaient désarmer ni par le libre accès des Jardins, ni par les distributions de blé, ni par la promesse de jeux et de largesses. Le malheur était trop grand, trop démesuré. Ceux qui avaient encore quelque affection pour la ville natale se désespéraient à la nouvelle que l’antique nom de Roma allait disparaître de la terre, et que les Césars reconstruiraient sur ses cendres une autre ville qui s’appellerait Néropolis. Le flot du mécontentement montait et s’élargissait chaque jour, et, malgré les flagorneries des augustans, malgré les mensonges de Tigellin, Néron, se rendant mieux compte que ses prédécesseurs des dispositions de la foule, songeait avec inquiétude que dans sa lutte sourde et sans merci contre le Sénat et les Patriciens, l’appui du peuple pourrait lui manquer à l’avenir.

Les augustans eux-mêmes étaient inquiets : chaque matin pouvait apporter leur perte. Tigellin songeait à appeler quelques légions d’Asie Mineure ; Vatinius, qui riait jadis même sous les soufflets, avait perdu sa bonne humeur ; Vitellius n’avait plus d’appétit.

Les autres cherchaient les moyens de détourner le danger de leur tête, car ce n’était pour personne un secret que, si la révolte venait à emporter César, nul parmi les augustans, sauf peut-être Pétrone, n’aurait la vie sauve. Car on leur attribuait toutes les folies et tous les crimes de Néron. Le peuple les haïssait peut-être plus encore que César.

On songeait aussi au moyen de rejeter sur d’autres la responsabilité de l’incendie. Mais il fallait pour cela laver César de tout soupçon ; autrement, personne n’eût voulu croire qu’eux-mêmes n’étaient pas les instigateurs du désastre. À cet effet, Tigellin prit conseil de Domitius Afer, et même de Sénèque qu’il haïssait. Poppée, consciente que la ruine de Néron serait aussi son arrêt de mort à elle, consulta ses intimes et les prêtres hébreux, car on savait un peu partout que, depuis quelques années, elle professait la religion de Jéhovah. De son côté, Néron imaginait et proposait des expédients souvent effroyables, mais plus souvent bouffons. Tantôt il était pris de peur, tantôt il s’amusait comme un enfant. La plupart du temps, il s’en prenait à tout le monde.

Un jour, on tint conseil dans la maison de Tibère, épargnée par l’incendie. Pétrone était d’avis qu’on laissât là les ennuis et qu’on s’en allât en Grèce, puis en Égypte et en Asie Mineure. Le voyage était depuis longtemps projeté ; à quoi bon le remettre encore