Page:Sienkiewicz - Quo vadis, 1983.djvu/336

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« Par Castor ! autant l’on égorgera ici de chrétiens, autant Paul trouvera de nouveaux adeptes ; car si le monde ne peut exister en ayant l’infamie pour base, Paul a raison… Mais qui sait si réellement le monde ne peut reposer sur l’infamie, puisqu’il existe ? Moi-même, qui ai appris tant de choses, je n’ai pas pu apprendre à devenir suffisamment infâme, et c’est là ce qui m’obligera à m’ouvrir les veines… Au reste, d’une façon ou de l’autre, je devais finir ainsi. Et si même je n’avais fini ainsi, j’eusse fini autrement. Je regrette Eunice et mon vase de Myrrhène, mais Eunice est libre, et mon vase me suivra dans la tombe : en tout cas, Ahénobarbe ne l’aura pas ! Je regrette aussi Vinicius. Au surplus, bien que, ces derniers temps, je me sois moins ennuyé qu’autrefois, je suis prêt. Il y a de belles choses sur cette terre, mais les hommes sont en général si abjects que la vie ne vaut pas un regret ; qui a su vivre doit savoir mourir. Augustan moi-même, j’étais pourtant un homme plus libre qu’ils ne se le figurent là-bas… »

Il haussa les épaules.

« Peut-être se figurent-ils qu’en ce moment mes genoux tremblent et que les cheveux se dressent sur ma tête. Or, en rentrant, je vais prendre un bain d’eau de violette, puis ma beauté aux cheveux d’or m’oindra de ses chères mains, et nous nous ferons chanter cet hymne à Apollon qu’a composé Anthémios. N’ai-je point dit quelque part : « Inutile de penser à la mort, qui pense elle-même suffisamment à nous sans que nous l’y aidions. » Pourtant, ce serait bien beau si vraiment il existait des champs Élysées, et dans ces champs des ombres… Eunice viendrait de temps à autre m’y rejoindre et nous pourrions errer ensemble par les prairies semées d’asphodèles. Sans doute la société y est moins mêlée qu’ici-bas… Quels pitres ! quels bateleurs, quelle plèbe immonde, sans goût et sans lustre ! Dix arbitres des élégances ne parviendraient pas à faire de ces Trimalcions des gens présentables. Par Perséphone ! J’ai assez d’eux ! »

Il constatait avec surprise que déjà quelque chose le séparait d’eux. Il les connaissait bien et depuis longtemps savait que penser sur leur compte ; mais à présent ils lui semblèrent encore plus lointains et plus méprisables que de coutume. Vraiment, il avait assez d’eux !

Il se mit à examiner sa propre situation. Perspicace, il comprenait que le péril n’était pas imminent. Néron n’avait pas laissé échapper l’occasion de formuler quelques belles et hautes sentences sur l’amitié et sur le pardon, ce qui, pour l’instant du moins, lui liait les mains. Il lui faudrait chercher des prétextes, et avant qu’il en trouvât, il se passerait du temps.

« D’abord, — se dit Pétrone, — il donnera des jeux que les chrétiens