Page:Sienkiewicz - Quo vadis, 1983.djvu/382

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les saluèrent par des applaudissements ; le peuple les comptait sur les doigts, épiant d’un œil avide l’impression qu’ils produisaient sur les chrétiens agenouillés au centre et répétant de nouveau leur : Pro Christo ! Pro Christo ! incompréhensible pour beaucoup, et obsédant pour tous.

Mais les lions, bien qu’affamés, ne se hâtèrent point vers les victimes. Les reflets rougeâtres qui inondaient le sable troublaient leur vue et ils clignaient des paupières, éblouis. Quelques-uns détendaient mollement leurs membres jaunâtres, d’autres ouvraient la gueule et bâillaient, comme pour montrer leurs crocs. Cependant, peu à peu l’odeur du sang et la vue des corps éventrés et amoncelés sur l’arène agirent sur eux. Bientôt, leurs mouvements devinrent nerveux, leurs crinières se hérissèrent, leurs naseaux renâclèrent bruyamment. Brusquement, l’un d’eux bondit vers le cadavre d’une femme au visage déchiqueté et, ses pattes de devant posées sur le corps, il se mit à lécher, de sa langue râpeuse, les caillots durcis. Un autre s’approcha d’un chrétien qui tenait dans ses bras un enfant cousu dans une peau de daim. L’enfant, secoué de sanglots et de cris, se cramponnait convulsivement à son père qui, voulant au moins un instant lui conserver la vie, s’efforçait de l’arracher de son cou, afin de le passer à ceux qui se trouvaient derrière. Mais ces cris et ces gestes irritèrent le lion ; il poussa un rugissement rauque et bref, écrasa l’enfant d’un coup de patte et broya dans sa gueule le crâne du père.

Tous les fauves se ruèrent alors sur le tas des chrétiens. Quelques spectatrices ne purent retenir des cris d’épouvante, noyés dans les applaudissements du peuple ; mais bientôt chez elles-mêmes prédomina le désir de tout voir. Et ce qu’on vit était horrible : des têtes englouties dans des gueules béantes, des poitrines ouvertes en travers d’un seul coup de croc, des cœurs et des poumons arrachés ; et l’on entendait craquer les os. Des lions, saisissant leurs victimes par le flanc ou le dos, se ruaient par l’arène en bonds affolés, semblant chercher un endroit propice pour les dévorer ; d’autres se battaient, cabrés, s’étreignant comme des lutteurs et emplissant l’amphithéâtre de tonnerre. Les assistants se levaient de leurs places, quittaient leurs sièges, dévalant vers les gradins inférieurs, pour mieux voir, s’y écrasant à mort. Il semblait qu’à la fin la foule forcenée allait envahir l’arène et se mettre à déchirer avec les lions. Par instants, on entendait des cris inhumains, des acclamations, des rugissements, des grondements, le heurt des crocs et les hurlements de la foule. À d’autres instants, on n’entendait que gémissements.

César, tenant l’émeraude à la hauteur de l’œil, regardait avec attention.