Page:Sienkiewicz - Quo vadis, 1983.djvu/461

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ni trahison, ni vieillesse, ni mort. Quand ne seront plus passion et beauté, que nos corps seront fanés et que viendra la mort, l’amour survivra, car nos âmes survivront. Avant que mes yeux se fussent ouverts à la vérité, j’étais prêt à incendier pour Lygie ma propre maison ; et à présent, je te le dis : je ne l’aimais point, car c’est Christ seul qui m’a appris l’amour. Lui seul est la source du bonheur et du calme. Ce n’est pas moi qui le dis, mais l’évidence même. Compare vos orgies remplies d’angoisse, semblables à des festins funéraires, avec la vie des chrétiens, et tu pourras toi-même tirer la conclusion. Mais, pour mieux comparer, viens chez nous, dans nos montagnes qu’embaume la sarriette, dans nos bois d’oliviers pleins d’ombre, sur nos rivages couverts de lierre. Une paix inconnue de toi, et des cœurs qui t’aiment sincèrement, t’y attendent. Tu es noble et bon, tu devrais être heureux. Ta prompte intelligence saura discerner la vérité, et tu finiras par l’aimer, car on peut être son ennemi, comme César et Tigellin, mais on ne saurait rester indifférent à son égard. Moi et Lygie, ô mon Pétrone, nous nous réjouissons à l’espoir de te voir bientôt. Porte-toi bien, sois heureux, et viens ! »


Pétrone reçut la lettre de Vinicius à Cumes où, avec les autres augustans, il s’était rendu à la suite de César. La lutte prolongée entre Pétrone et Tigellin touchait à son terme. Pétrone se rendait compte qu’il devrait y succomber et il en discernait très bien la raison. À mesure que César tombait chaque jour plus bas, jusqu’au rôle de cabotin, de pitre et de cocher, à mesure qu’il sombrait davantage dans une débauche maladive, abjecte et grossière, l’arbitre des élégances ne lui était plus qu’un fardeau. Quand Pétrone se taisait, Néron voyait un blâme dans son silence ; quand il approuvait, c’était pour lui de l’ironie. Le superbe patricien irritait son amour-propre et excitait son envie. Ses richesses et ses magnifiques œuvres d’art étaient l’objet des convoitises du souverain et du ministre tout-puissant. Jusqu’ici, on l’avait ménagé en raison du voyage en Achaïe, où son goût et son expérience des choses de la Grèce pouvaient être utiles. Mais Tigellin s’était évertué à persuader César que Carinas surpassait encore Pétrone pour le goût et la compétence et saurait, mieux que ce dernier, organiser en Grèce des jeux, des réceptions et des triomphes. Dès lors, Pétrone était perdu. Toutefois, on n’avait point osé lui envoyer sa sentence à Rome. César et Tigellin se souvenaient que cet homme soi-disant efféminé, qui faisait « de la nuit le jour » et qui semblait uniquement soucieux de volupté, d’art et de bonne chère, avait, comme proconsul en Bithynie, et plus tard, comme consul à Rome, fait preuve d’une surprenante aptitude au travail et d’une grande énergie. On le croyait capable de tout, et l’on savait qu’à Rome il était aimé non seulement du peuple,