Page:Sienkiewicz - Quo vadis, 1983.djvu/468

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ce que les dieux ont voulu le faire : gardien de mulets dans celles de tes terres dont tu héritas quand tu eus empoisonné Domitia. Mais, hélas ! il faudra m’excuser. Par le Hadès, c’est-à-dire par les mânes de ta mère, de ta femme, de ton frère et de Sénèque, je te jure qu’il m’est impossible de me rendre auprès de toi. La vie est un trésor, mon cher, et je me flatte d’avoir su extraire de ce trésor les plus précieux bijoux. Mais, dans la vie, il est des choses que je m’avoue incapable de supporter plus longtemps. Oh ! ne crois pas, je t’en prie, que je sois indigné de ce que tu as tué ta mère, ta femme, ton frère, brûlé Rome et expédié dans l’Érèbe tous les honnêtes gens de ton empire ! Non ! petit-fils de Chronos ! La mort est la destinée de l’homme, et l’on ne pouvait, d’ailleurs, attendre de toi d’autres actes. Mais, de longues années encore, me laisser écorcher les oreilles par ton chant, voir ton ventre domitien sur tes jambes grêles se trémousser en la danse pyrrhique, entendre tes déclamations, tes poèmes, pauvre poète des faubourgs, voilà ce qui est au-dessus de mes forces et m’a fait désirer la mort. Rome se bouche les oreilles, l’univers te couvre de risées. Et moi, je ne veux plus, je ne peux plus rougir pour toi. Le hurlement de Cerbère, même semblable à ton chant, mon ami, m’affligerait moins, car je n’ai jamais été l’ami de Cerbère, et n’ai point le devoir d’être honteux de sa voix. Porte-toi bien, mais laisse là le chant ; tue, mais ne fais plus de vers ; empoisonne, mais cesse de danser ; incendie des villes, mais abandonne la cithare. Tel est le dernier souhait et le très amical conseil que t’envoie l’Arbitre des élégances. »

Les convives demeurèrent terrifiés, car ils savaient que la perte de l’empire eût été pour Néron moins pénible que de recevoir cette lettre. Ils comprirent aussi que l’homme qui l’avait écrite devait mourir. Et l’épouvante les saisit de l’avoir entendue.

Mais Pétrone eut un rire sincère et joyeux, comme s’il se fût agi d’une innocente plaisanterie. Et, promenant sur les convives un regard circulaire, il dit :

— Amis, bannissez tout effroi. Nul n’a besoin de se vanter d’avoir entendu cette lettre. Quant à moi, je pourrai le dire seulement à Charon, en m’en allant dans l’autre monde.

Il fit signe au médecin et lui tendit son bras. Le Grec habile l’enserra en un clin d’œil d’un cercle d’or, et ouvrit l’artère au poignet. Le sang jaillit sur le coussin et inonda Eunice, qui soutenait la tête de Pétrone. Elle se pencha vers lui :

— Seigneur, — murmura-t-elle, — croyais-tu donc que j’allais t’abandonner ? Si les dieux m’offraient l’immortalité, si César me donnait l’empire, je te suivrais encore !

Pétrone sourit, se redressa et effleura ses lèvres :