Page:Sienkiewicz - Quo vadis, 1983.djvu/72

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pourquoi ? Pour fuir l’amour d’un jeune et beau patricien ?… La raison d’Acté se refusait à admettre une telle action. Par instants, il est vrai, elle sentait la justesse de cette décision, qui peut-être même recelait un bonheur inconnu, infini ; mais elle pouvait d’autant moins la comprendre que Lygie s’exposait à une périlleuse aventure, où sa vie même pouvait être menacée. Par nature, Acté était timorée. Elle songeait avec terreur à ce que pouvait amener cette soirée. Cependant, elle ne voulait pas faire part de ses craintes à Lygie.

Voyant que, pendant ce temps, le jour s’était levé, et que le soleil avait pénétré dans l’atrium, Acté engagea Lygie à prendre, après cette nuit d’insomnie, un repos nécessaire. Lygie y consentit, et toutes deux gagnèrent le cubiculum, luxueusement aménagé, par égard pour les anciennes relations de la jeune Grecque avec César. Elles se couchèrent côte à côte ; mais, malgré la fatigue, Acté ne put s’endormir. Il y avait longtemps déjà qu’elle se sentait triste et malheureuse ; aujourd’hui s’y mêlait une certaine inquiétude que jamais encore elle n’avait ressentie. Jusqu’ici, la vie lui avait paru écrasante et sans lendemain, aujourd’hui, tout à coup, elle lui apparaissait vile.

Sa conscience se troublait de plus en plus. Tour à tour, la porte donnant accès à la lumière s’entr’ouvrait et se refermait ; et quand elle s’ouvrait, elle était éblouie par la lumière sans pouvoir rien discerner. Pourtant, elle devinait que ce rayonnement celait quelque immense félicité, auprès de laquelle s’effaçaient à tel point les autres, qu’en admettant que César revînt à elle, après avoir exilé Poppée, cela même ne serait en comparaison que peu de chose. Et aussi, elle songea que César lui-même, malgré qu’elle l’aimât et, involontairement, le tînt pour une sorte de demi-dieu, était chose aussi pitoyable que le premier esclave venu, et que ce palais aux colonnades de marbre de Numidie ne valait pas mieux qu’un simple tas de pierres. Tous ces sentiments, qu’elle ne pouvait démêler, en vinrent à la tourmenter. Elle eût voulu s’endormir, mais son inquiétude était telle qu’elle ne pouvait fermer les yeux.

Jugeant que Lygie, sur qui pesait une incertitude lourde de menaces, ne pouvait davantage dormir, Acté se tourna vers elle pour l’entretenir du projet de sa fuite. Mais la jeune fille sommeillait, paisible. Dans le cubiculum obscur, à travers les rideaux mal tirés, filtraient quelques rayons, dans le sillon desquels se jouait une poussière dorée. Dans cette demi-lueur, Acté pouvait distinguer le tendre visage de Lygie, posé sur son bras nu, ses yeux clos, ses lèvres légèrement empourprées. Son souffle avait la régularité que seul donne le sommeil.