Page:Sieyès-Qu'est ce que le tiers état-1888.djvu/106

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ce pays. Comment, en effet, le peuple ne serait-il pas saisi d’effroi en voyant deux corps de privilégiés, et peut-être n troisième mi-parti, se disposer sous le nom d’états généraux à décider de son sort, à lui imposer des destinées immuables autant que malheureuses ? Il est trop juste de dissiper les alarmes de vingt-cinq millions d’hommes, et quand on parle constitution, de prouver, par ses principes et sa conduite, qu’on en connaît et qu’on en respecte les premiers éléments. Il est constant que les députés du clergé et de la noblesse ne sont point représentants de la nation ; ils sont donc incompétents à voter pour elle.

Si vous les laissez délibérer dans les matières d’intérêt général, qu’en résultera-t-il ? 1º Si les votes sont pris par ordres, il s’ensuivra que vingt-cinq millions de citoyens ne pourront rien décider pour l’intérêt général, parce qu’il ne plaira pas à cent ou deux cent mille individus privilégiés ; c’est-à-dire que les volontés de plus de cent personnes seront frappées d’interdiction et anéanties par la volonté d’une seule. 2º si les votes sont pris par tête, même à égalité d’influence entre les privilégiés et les non-privilégiés, il s’ensuivra toujours que les volontés de deux cent mille personnes pourront balancer celles de vingt-cinq millions, puisqu’elles auront un égal nombre de représentants. Or, n’est-il pas monstrueux de composer une assemblée de manière qu’elle puisse voter pour l’intérêt de la minorité ? N’est-ce pas là une assemblée à l’envers ?

Nous avons démontré, dans le chapitre précédent, la nécessité de ne reconnaître la volonté commune que dans l’avis de la pluralité. Cette maxime est incontestable. Il suit de là qu’en France les représentants du tiers sont les vrais dépositaires de la volonté nationale. Ils peuvent donc, sans erreur, parler au nom de la nation entière. Car, en supposant même les privilégiés réunis, toujours unanimes contre la voix du tiers, ils n’en seraient pas moins incapables de balancer la pluralité dans les délibérations de cet ordre. Chaque député du tiers, d’après le nombre fixé, vote à la place d’environ cinquante mille hommes ; il suffirait donc de statuer que la pluralité sera de cinq voix au-dessus de la moitié, dans la Chambre des communes, pour que les voix unanimes des deux cent mille nobles ou prêtres dussent être regardées comme indifférentes à connaître ; et remarquez que, dans cette supposition,