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GASTON CHAMBRUN

Chacun a l’intuition d’un événement extraordinaire. Intrigués par l’émoi, les plus curieux vont en hâte s’enquérir des causes du trouble. Un jeune homme affirme avoir vu briller une arme aux mains du cycliste. À n’en pas douter, un drame doit se dérouler à peu de distante.

Marie-Jeanne, avec quelques amies avait conversé sur la véranda, jusqu’à une heure tardive, en compagnie de Monsieur Richstone. Coup sur coup retentissent deux violentes détonations qui les font tressaillir, suivies du choc sinistre que produit la collision de véhicules métalliques retombant aussitôt, mutilés, silencieux, inertes. Des cris de douleur, des gémissements lamentables se font entendre et l’on perçoit des bruits de pas, qui s’éloignent dans une fuite précipitée.

La catastrophe n’est qu’à quelques arpents de la scierie, à l’entrée du pont de fer, qui enjambe la rivière au bas des rapides.

Marie-Jeanne suivie de Monsieur Richstone est accourue avec ses compagnes. Bientôt, un spectacle horrible lui retrace la sanglante tragédie qui, l’année d’avant, brisa son âme à la vue de sa mère baignant dans son sang… Sous les débris informes d’une automobile broyée contre le garde-fou du pont, parmi les morceaux de glaces brisées, une forme humaine, la face sanglante, gît râlant, livide, les membres et les vêtements en lambeaux.

Déjà, d’un groupe compact, le malheureux est entouré. Deux hommes, au visage dur et irrité, silencieusement s’emploient à dégager la victime, tandis qu’arrive un cycliste, muni de flacons et de bandages s’offrant à les seconder.

Nulle voiture d’ambulance, pas même un brancard de blessé. N’écoutant que son grand cœur, Marie-Jeanne a prévenu l’embarras et du regard ayant consulté Monsieur Richstone, elle offre spontanément son toit et ses services pour le soulagement de l’infortuné.

Et quand on eut apporté le jeune homme, pâle, les yeux clos et saignant sur un vieux matelas, Jeanne le fit mettre dans sa propre chambre, porta dehors son pardessus noir de sang et stimula le zèle de la servante dont le visage s’était fait maussade. Lorsque le docteur fit le premier pansement, la jeune fille l’assista de ses mains, ainsi qu’eût fait une sœur pour un frère bien-aimé.

Enfin, quand le regard rempli de surprise et de reconnaissance, le blessé, parmi les couvertures et les doux oreillers, se fut assoupi, la jeune infirmière s’assit à son chevet préparant des bandages, faisant de la charpie.

Dans la matinée du lendemain, le docteur vint revoir son malade ; dès l’abord, il fit une moue étrange.

— Mauvaise nuit ! dit-il ; la fièvre, le délire et ce qui s’en suit.

— Est-il en danger ? demanda Marie-Jeanne anxieuse.

— Je le crains. Je vais tâcher de couper la fièvre. Voici un remède efficace, mais qui demande des soins assidus et scrupuleux. Il faudrait observer les accès jour et nuit et ne pas quitter le malade d’un instant.

— Je suis prête, docteur.

— Non pas, mademoiselle. Quelqu’un de vos gens peut bien…

— Je me suis offerte et ne laisserai à nul autre la responsabilité d’une vie aussi précaire !…

Soit ! dit le docteur ému en lui tendant la main. Vous allez donc veiller ici jusqu’à mon retour ; la moindre crise peut l’emporter ; donnez la potion de quart d’heure en quart d’heure, demain, je jugerai de l’effet. Le médecin partit, laissant Jeanne à son poste de dévouement.

Que s’est-il passé depuis vingt-quatre heures, et par quelle suite d’événements tragiques un moribond est-il installé à la résidence de Monsieur Richstone ?

Conformément à la direction du chef de police, le lieutenant avait placé une vigie à proximité du « Moulin-Nord ».

Sur un signal convenu, deux agents de la sûreté devaient prêter main-forte en cas de besoin ; ceux-ci, sous des dehors de touristes américains allaient et venaient dans les environs. Telles que prévues, les choses arrivèrent. Vers onze heures du soir, au moment où l’automobile signalée à Saint-Hermas s’arrêta à quelque distance de la scierie, un individu encapuchonné, ayant une valise à la main, descendit : à peine eut-il mis pied à terre, qu’un sifflet aigu retentit : c’en fut assez ; l’homme déconcerté remonta précipitamment et repartit à toute vitesse, quand soudain deux policiers, révolver au poing, apparurent en motocyclette, rapides comme le vent, pour barrer la route au fuyard et à ses complices.

Une seule issue reste aux malfaiteurs : gagner le pont de fer à force de vitesse et par une tactique habile, échapper à la capture ou à la mort qui les attend.

Fiévreux et terrifié, le chauffeur d’un coup sec a manœuvré le volant, mais une seconde trop tard : au tournant brusque, sous la pression de l’allure, deux pneus éclatent coup sur coup dans une détonation formidable, et la voiture n’évite le plongeon dans la rivière, que pour avoir le sort que l’on sait.

Malgré des blessures assez graves, deux des victimes de la collision parvinrent à échapper aux poursuites des hommes de police. Quant au misérable, dont Marie-Jeanne s’était faite l’ange tutélaire, son état semblait désespéré.

Sur le blessé, la jeune fille veillait depuis un quart d’heure à peine, lorsque ouvrant l’œil à demi, celui-ci se tourna vers elle :

— Le docteur, dit-il me croyait endormi ; mais j’ai tout entendu ; merci mademoiselle, merci du fond du cœur, moins pour moi que pour celle qui, tous les jours me pleure, en m’attendant là-bas !

— Ne vous agitez pas, mon ami, dormez ; c’est du calme et du repos que dépend votre vie.

— Non ! reprit-il, des remords me tourmentent : je veux m’en soulager, car la mort peut venir ; j’ai commis des crimes, il faut que je les répare.

La jeune infirmière pâlit d’effroi et feignit de baisser la lumière pour dissimuler son émotion.

— Je vais appeler un prêtre, dit-elle, vous en ferez votre confident.

— Nul autre que vous, repartit le blessé, ne possède ma confiance ; refuserez-vous à mon cœur coupable, la compassion et les soins que vous prodiguez à mes chairs pantelantes ?