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plus célèbre professeur de l’Université de Paris, de Pierre Abélard (1079-1142). Ce qui fit sa réputation universelle (des milliers d’étudiants accouraient à Paris pour entendre ses leçons), c’est le rôle essentiel qu’il donne à la raison : quand il condamne dès le début d’un de ses ouvrages « cette crédulité présomptueuse qui s’accommode au plus vite et sans discernement de la doctrine qu’on lui offre, avant d’avoir examiné ce qu’elle vaut et si elle mérite créance », il apparaît comme un des précurseurs de l’esprit rationaliste français. Il ne se contentait d’ailleurs pas du domaine spéculatif, mais il dénonçait le scandale de la remise des pénitences à prix d’argent par les prêtres, il prêchait une morale humaine, tout à fait indépendante de la morale chrétienne. Comme le disait son grand adversaire, saint Bernard, chez lui « l’intelligence humaine garde tout pour elle et ne réserve rien à la foi ». On s’explique que ses doctrines aient été condamnées à maintes reprises par l’Église et que lui-même ait été souvent persécuté par ceux qui voulaient faire de la science et de la philosophie les servantes de la théologie.


Aristote et la scolastique

Jusqu’au XIIIe siècle, l’Europe chrétienne ne connaissait que des fragments d’un des grands penseurs de la Grèce antique, Aristote, dont l’œuvre considérable résumait toutes les connaissances de son temps. On commence à l’étudier, non pas dans le texte original (presque personne alors ne savait le grec), mais sur des traductions latines de traductions arabes apportées en Espagne par les Musulmans. Après avoir essayé d’en interdire la lecture, l’Église devait bientôt s’apercevoir des avantages que pouvait présenter pour elle l’étude des œuvres d’Aristote. Si le système d’Aristote était reconnu comme l’expression suprême de la raison humaine, son autorité devait permettre de se passer de la recherche libre dont l’accord avec la foi est toujours incertain. Il ne s’agira plus de prouver l’accord du dogme chrétien avec la raison, mais son accord avec les écrits d’Aristote. Dès lors, quel que soit le sujet étudié, l’étude ne consistera pas à laisser libre cours à la raison humaine, mais à examiner ce qu’ont dit sur ce sujet Aristote, puis ses commentateurs. Un traité sur une science quelconque ne sera pas l’exposé des réflexions ou des expériences de l’auteur, mais contiendra essentiellement les affirmations des différents auteurs qui ont traité du sujet, à commencer par Aristote, et dont on discutera la valeur non pas en les comparant à la réalité, mais en appréciant si le raisonnement est juste ou faux. Ainsi se fonde et se développe la Scolastique (ou méthode de l’école). Elle pourra former des maîtres en l’art de raisonner et de discuter, mais comme l’observation et l’expérience n’y jouent aucun rôle, les progrès de la science seront à peu près nuls.

S’en remettre à Aristote, c’était donc se contenter de l’état des Sciences telles qu’elles existaient trois cents ans avant Jésus-Christ. Or les villes se développaient, acquéraient leur franchise ; le commerce, l’artisanat y prospéraient, cherchaient à secouer le joug que faisait peser sur eux le système féodal. L’Église était trop intimement liée à ce système pour que ce mouvement d’émancipation ne prît maintes fois l’aspect d’un mouvement d’opposition à la doctrine de l’Église.