Page:Sophocle - Tragédies, trad. Artaud, 1859.djvu/172

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ŒDIPE.

Oui, elle en a, mais non dans ta bouche, tu ne peux l’invoquer, toi, dont les yeux, les oreilles et l’esprit sont à jamais fermés[1].

TIRÉSIAS.

Tu es bien malheureux, de me reprocher ce que bientôt chaque Thébain te reprochera à toi-même.

ŒDIPE.

Toi qui vis dans d’éternelles ténèbres, tu ne saurais nuire ni à moi, ni à aucun de ceux qui voient la lumière.

TIRÉSIAS.

En effet, ton destin n’est point de tomber sous mes coups[2]. Apollon suffit, c’est lui que la vengeance regarde.

ŒDIPE.

Ces inventions sont-elles de Créon[3] ou de toi ?

TIRÉSIAS.

Ce n’est pas Créon qui cause ton malheur, mais toi seul en es l’auteur.

ŒDIPE.

O richesse, pouvoir suprême, sagesse qui nous élèves au-dessus des autres, dans cette vie remplie de tant de rivalités, combien vous êtes exposés à l’envie, si, pour cet empire que les Thébains m’ont déféré de leur propre choix, sans que je l’aie demandé, Créon, cet ancien, ce fidèle ami, trame contre moi des intrigues[4] secrètes, dans le désir de me renverser, et suborne ce misérable

  1. Le texte dit : « toi qui es aveugle des oreilles, de l’esprit et des yeux. »
  2. Malgré l’accord des manuscrits qui portent Οὐ γὰρ με μοῖρα πρὸς γέ σου πεσεῖν, « mon destin n’est pas de succomber sous tes coups, » toutes les éditions modernes donnent, d’après la correction de Brunck et d’Hermann, la correction Οὐ γὰρ με μοῖρα πρὸς γ᾿έμοῦ πεσεῖν, qui présente un sens plus naturel et plus en accord avec l’ensemble de la scène.
  3. Voilà enfin les soupçons d’Œdipe contre Créon qui éclatent. Puis, après la noble réponse de Tirésias, ce magnifique appel d’Œdipe à sa fortune, à la puissance et à sa haute sagesse, dans l’instant même où, sans le savoir, il a déjà tout perdu.
  4. ῎Υπελθὼν, métaphore tirée de la lutte : « me prenant en dessous. » De même dans Philoctète, v. 1007.