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Page:Sophocle - Tragédies, trad. Artaud, 1859.djvu/410

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ULYSSE.

J’aurais bien des choses à lui répondre, si le temps me le permettait ; mais maintenant, je n’ai qu’une seule chose à dire : car je suis partout ce que la circonstance exige que je sois ; et là où il faut de la justice et de la droiture, tu ne trouveras personne plus intègre que moi. Et pourtant la nature m’a donné l’ambition de vaincre partout, mais ce n’est pas avec toi ; aujourd’hui je te céderai volontiers. Oui, qu’on le laisse libre[1], et ne le touchez plus ; qu’il reste, s’il veut. Possesseurs de ces armes, nous n’avons plus besoin de toi ; nous avons d’ailleurs parmi nous Teucer, qui sait l’art de s’en servir, et moi-même je me flatte de n’être pas moins habile que toi à les diriger d’une main sûre[2]. Qu’avons-nous donc besoin de toi ? Adieu, demeure sur la terre de Lemnos ; pour nous, partons ; et peut-être ces armes, ton glorieux apanage, me donneront une gloire qui t’était destinée.

PHILOCTÈTE.

Hélas ! que faire malheureux ? Quoi ! tu paraîtras devant les Grecs paré de mes armes ?

ULYSSE.

Ne me fais plus d’objection, je pars sans retour.

PHILOCTÈTE.

O rejeton d’Achille, n’entendrai-je plus ta voix et me quitteras-tu ainsi ?

ULYSSE, à Néoptolème.

Toi, marche, ne regarde pas de son côté ; tout généreux que tu sois, prends garde de gâter notre fortune.

PHILOCTÈTE.

Et vous aussi, étrangers, m’abandonnerez-vous ainsi à la solitude ? N’aurez-vous pas pitié de moi ?

  1. Littéralement : « Lâchez-le, et ne le touchez plus. »
  2. Pour l’habileté de Teucer, comme archer, voyez l’Ajax, v. 1121 et suivants ; l’Iliade XIII, 313, où il est appelé ἂριστος Ἀχαιῶν τοξοσύνη « le plus habile des Grecs à lancer des flèches ; » et pour l’arc d’Ulysse, voyez Odyssée, c. XXI et VIII, vers 219-221. Il y a ici une allusion assez claire à la scène de Teucer et de Ménélas dans l’Ajax de Sophocle, et l’on peut en conclure que cette dernière pièce est antérieure au Philoctète.