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Page:Sorel - L’Histoire comique de Francion, 1925.djvu/121

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Le jugement lui étant venu, c’était à qui lui montrerait le plus de gentillesses, et à qui lui apprendrait de plus subtils discours pour toutes les occasions où elle se trouverait. Elle apprit, à voir faire les autres, beaucoup de ruses pour décevoir les hommes ; et, la voyant déjà fort grande, je la retirai chez moi, craignant qu’elle ne laissât cueillir la plus belle fleur de son pucelage sans en retirer aucun notable profit. Il ne m’était pas avis que Rouen fût une ville digne d’elle, qui avait toutes les beautés et toutes les perfections que l’on saurait désirer. Je me résolus de la mener à Paris, où il me semblait que je ferais avec elle un gain si grand, qu’il me récompenserait de l’avoir élevée. Je n’avais plus alors les atours de demoiselle ; il y avait longtemps qu’ils étaient allés jouer. Je ne lui donnai donc qu’une coiffe, comme à la fille d’une bourgeoise, et, avec cela, elle parut si mignarde, que je ne le vous puis exprimer du tout. Quand elle marchait après moi par la rue, l’un disait qu’elle avait un visage d’ange, et l’autre louait ses cheveux blonds et frisottés, ou son jeune sein qui s’enflait petit à petit et dont elle découvrait une bonne partie. J’épiais finement quand quelqu’un la regardait et la suivait jusques chez nous ; puis je la faisais tenir à la porte, afin qu’en repassant il la pût voir encore et s’empêtrer davantage dans les liens de sa beauté.

Il me sembla bien qu’il était temps de la monter aux classes et de lui donner les plus grandes leçons. C’est pourquoi je ne la gouvernai plus en enfant, et commençai à lui apprendre ce qui lui était nécessaire pour surgir à un heureux port dans la mer de ce monde.