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Page:Sorel - L’Histoire comique de Francion, 1925.djvu/137

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— Je m’en vais donc vous contenter, dit le pèlerin, combien que je sois assuré qu’Artémidore[1] même demeurerait camuswkt en une chose si difficile.

Après vous avoir donné le bonsoir, à la fin de mon histoire, je me laissai emporter à une infinité de diverses pensées, et bâtis des incomparables desseins, touchant mon amour et ma fortune, qui sont les deux tyrans qui persécutent ma vie. Comme j’étais en cette occupation, le sommeil me surprit sans que j’en sentisse rien, et tout du commencement parce que mon esprit était rempli de la mémoire des choses qui m’arrivèrent hier, il me semble que j’étais encore dans une cuve mais sans être lié et sans être aucunement vêtu. Je flottais là-dedans sur un grand lac, et fus tout étonné d’y voir encore plusieurs hommes tout nus comme moi et portés dans de pareils vaisseaux. Ils venaient tous de je ne sais où par un petit canal, et à la fin ils furent en si grande quantité que j’avais grande peur que leurs cuves n’entourassent de telle sorte la mienne qu’elle n’eût plus d’espace pour voguer. Mais ce n’était pas là encore ce qui me donnait le plus de martyre, car j’avais bien autre chose à penser : il y avait un trou à ma nef où il fallait que je tinsse toujours les mains, craignant que l’eau, entrant par là, ne me fît noyer. La misérable consolation que j’avais était que tous les autres étaient en une semblable peine. Baste ! cette affliction-là nous eût été supportable, si en même instant il ne fût tombé du ciel une certaine pluie de concombres, de melons, de cervelats et de saucisses, que nous n’osions presque ramasser, de peur de donner cependant passage à l’eau.

  1. ndws : voir éd. Roy, t. I, p. 122 : Artémidore le Daldien ou d’Édéphèse a écrit sous Marc-Aurèle cinq livres de l’Interprétation des Songes, cités par Rabelais dans Pantagruel, ch. 18.