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Page:Sorel - L’Histoire comique de Francion, 1925.djvu/138

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Ceux que la faim pressait prirent ce qu’ils purent d’une de leurs mains, tenant toujours l’autre à l’ouverture. D’autres plus goulus et plus inventifs (car le désir de contenter son ventre est un maître de toutes sortes de sciences et d’arts), firent servir leur catzewkt de bondonwkt, et se mirent à rafler des deux mains la douce manne qui tombait. Moi qui d’abord n’avais rien fait autre chose qu’ouvrir la bouche pour en faire un égout à la pluie, je pris la hardiesse de faire tout de même qu’eux, et leur imitation me réussit fort bien. Ho ! le malheur pour quelques-uns de mes compagnons qui me voulaient ensuivre ! Leur pauvre pièce était si menue, qu’au lieu de bondon elle n’eût pu servir que de faussetwkt : de sorte qu’ils furent pitoyablement noyés, d’autant qu’ils n’avaient su bien boucher le trou de leur vaisseau.

Moi qui ne craignais pas que ce malheur m’advînt, parce que j’étais fourni autant que pas un de ce qui m’était nécessaire, je n’avais point d’autre souci que de me remplir le ventre de saucisses, qui me semblaient un délicieux manger. En étant tout rassasié, je m’amusai à contempler une belle île, qui était au milieu de notre lac et où je voyais des nourritures bien plus exquises que celles dont je m’étais saoulé. « Qui est-ce qui nous fait vivre en la misère où nous sommes, disais-je ? Que ne nous met-il en ce lieu délicieux que je contemple, ou si la haîne qu’il nous porte l’en empêche, pourquoi a-t-il enduré que nous ayons subsisté jusques à cette heure ? »

Ayant dit ces paroles et voyant que je ne pouvais gouverner mon vaisseau à ma volonté à cause que je n’avais point d’avirons, je me jetai dedans le lac à