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Page:Sorel - L’Histoire comique de Francion, 1925.djvu/208

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portier fut employé deux journées à mettre des manches neuves à sa soutane et à recoudre des pièces en quelques endroits déchirés. Jamais il ne s’était regardé chez lui que dans un seau d’eau ; mais alors il fut bien si prodigue que d’acheter un miroir de six blancs[1], où il ne cessait de regarder s’il avait bonne grâce à faire la révérence, ou quelques autres actions ordinaires, et quelquefois il avait beaucoup de peine car il avait envie de voir s’il avait bonne façon en lisant, et ayant jeté les yeux sur son Marc-Tulle, qu’il tenait entre ses mains, il les relevait vers le miroir ; mais il ne pouvait contenter son désir, parce qu’il trouvait que son image, qui y était représentée, haussait la tête aussi bien que lui, et ne regardait plus dans le livre ; de sorte qu’il eût bien voulu tourner sa vue en même temps en deux lieux.

Encore qu’il fût soigneux de son corps, ce n’était pas qu’il se proposât de gagner la bienveillance de sa maîtresse par ce seul moyen ; les qualités de son esprit, qui lui semblaient éminentes, étaient les forces auxquelles il se fiait le plus ; tous les jours il feuilletait les livres d’amour qu’il m’avait pris, et en tirait les discours qui étaient les meilleurs à son jugement pour en orner dorénavant sa bouche. Entre ces volumes, il y en avait un plein de métaphores et d’antithèses barbares, de figures si extraordinaires, qu’on ne leur peut donner de nom, et d’un galimatias continuel où le plus subtil esprit du monde fût demeuré à quia, s’il en eût voulu expliquer quelque chose. Néanmoins il appelait l’auteur un Cicéron français, et formait tout son style sur le sien, excepté qu’il tirait encore d’autres de ce temps de cer-

  1. ndws : ancienne monnaie qui valait 5 deniers, cf. Furetière, op. cit., vue 176.