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Page:Sorel - L’Histoire comique de Francion, 1925.djvu/258

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sachant que la mauvaise opinion que l’on avait déjà conçue de moi ferait mépriser tout ce que je dirais, ou bien, si je pensais entamer un propos, je n’étais pas écouté, et quelqu’un m’interrompait audacieusement.

Cependant mon habit s’empirait de jour en jour, et j’y voyais si souvent des plaies nouvelles, que je ne savais de quelle sorte y remédier. J’avais employé tout mon argent à payer ma pension à mon hôte, il y avait longtemps, et ne me restait pas pour acheter de l’étoffe pour rapiécer derechef mon haut-de-chausse et mon pourpoint. Je rattachais avec des épingles les basques décousues, et, mes boutons étant tout usés, j’avais de méchantes aiguillettes qui faisaient leur office. Au reste, je me couvrais toujours de mon manteau, le plus que je pouvais, encore qu’il ne valût guère, afin que l’on ne s’aperçût point des autres défauts que j’avais. À la fin même je fus forcé de reprendre mon pourpoint noir de deuil, parce qu’il était encore meilleur que mon gris.

Les affronts que je recevais en cet état, m’étant sensibles infiniment, me contraignirent de demeurer à la maison tout du long pour les éviter, combien que ce me fût un supplice bien cruel ! car depuis peu de temps j’avais vu une jeune merveille à sa porte, en une rue proche de celle de Saint-Jacques, et ses attraits avaient triomphé si avantageusement de ma liberté que je ne faisais autre chose que soupirer pour elle. Mais quoi ? qu’eussé-je fait quand j’eusse sorti ? L’amour est ennemi mortel de la pauvreté ; je n’eusse pas osé me montrer à Diane (c’était le nom de la reine de mon âme) sans être accommodé d’une autre façon, parce qu’elle eût eu des