Page:Sorel - La Vraie histoire comique de Francion.djvu/110

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quelques terres. Sa mère, qui s’étoit remariée depuis la mort de son père, vint à mourir en ce temps-là. Il ne put recueillir la succession sans procès, parce que le mari de la défunte aimoit fort a chicaner, et avoit recelé quelque chose des meubles, autant pour avoir sujet de passer par les mains de la justice que pour faire son profit. Les instances ordinaires furent formées, et le procès se vit en état d’être jugé par le bailly d’une des principales villes de notre pays. Mon père, qui eût mieux aimé aller à l’assaut d’une ville qu’à la sollicitation d’un juge, ou donner trois coups d’épée que d’écrire ou de voir écrire trois lignes de pratique, fut le plus empêché du monde. Il ne sçavoit par quel côté se prendre pour bien mener son affaire ; et enfin, considérant la force que les présens ont sur des âmes viles, comme celles des personnes qui sont maintenant élevées aux charges de judicature, il se délibéra de donner quelque chose d’honorable à M. le bailli. Ce qui lui sembla le plus à propos fut une pièce de satin pour lui faire une soutane ; et, ayant fait l’achat, il s’en alla recommander son procès à son juge, qui lui assura qu’il lui rendroit la justice. Mon père, laissant son laquais à la porte, avoit pris le satin sous son bras. Le juge, ne sçachant pas ce que c’étoit qu’il portoit, lui demanda : Ne portez-vous pas là un sac ? Avez-vous encore quelque pièce à me montrer ? Oui, monsieur, ce dit mon père, c’est une pièce de satin qui m’a été baillée par un marchand, en payement de quelque somme qu’il me devoit, et je prends la hardiesse de vous la présenter, afin qu’elle vous fasse souvenir des autres pièces de mon procès. Excusez si ce n’est un don digne de votre mérite. Le bailli, retroussant alors ses moustaches, et regardant mon père avec un œil sévère, lui dit : Comment, monsieur ! pour qui me prenez-vous, moi qui suis un juge royal dont la candeur est connue en tous lieux ? Croyez-vous qu’il soit nécessaire de me faire des présens pour m’obliger à visiter les pièces d’un procès ? Ne sçais-je pas bien à quoi mon devoir m’oblige ? Allez, allez, je n’ai que faire ni de vous ni de votre satin : encore que mon office me coûte bien cher, je ne veux point en regagner l’argent iniquement, il me suffit d’avoir de l’honneur et de l’autorité ; apprenez à ne plus essayer une autre fois de corrompre ceux qui sont incorruptibles. Est-ce votre procureur qui vous a conseillé cela ? Si je sçavois que ce