Page:Sorel - La Vraie histoire comique de Francion.djvu/126

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des enfans de Paris, délicats, à qui il falloit peu de nourriture ; mais, à moi, il m’en falloit beaucoup plus, d’autant que je n’avois pas été élevé si mignardement : néanmoins je n’étois pas mieux partagé ; et si mon maître disoit que j’en avois plus que quatre, que je ne mangeois pas, mais que je dévorais. Bref, je ne pouvois entrer en ses bonnes grâces. Il faisoit toujours à table un petit sermon sur l’abstinence, qui s’adressoit particulièrement à moi ; il alléguoit Cicéron, qui dit qu’il ne faut manger que pour vivre, non pas vivre pour manger. Là-dessus, il apportoit des exemples de la sobriété des anciens, et n’oublioit pas l’histoire de ce capitaine qui fut trouvé faisant rôtir des raves à son feu pour son repas. De surplus, il nous remontroit que l’esprit ne peut faire ses fonctions, quand le corps est par trop chargé de viande, et il disoit que nous avions été mis chez lui pour étudier, non pas pour manger hors de raison, et que pour ce sujet nous devions plutôt songer à l’un qu’à l’autre. Mais, si quelque médecin se fût trouvé là et eût tenu notre parti, comme le plus juste, il eût bien prouvé qu’il n’est rien de pire à la santé des enfans que de les faire jeûner. Et puis, voyez comme il avoit bonne raison de prêcher l’abstinence, tandis que nous étions huit à l’entour d’une éclanche de brebis, il avoit un chapon à lui tout seul. Jamais Tantale ne fut si tenté aux enfers par les pommes où il ne peut atteindre, que nous l’étions par ces bons morceaux, où nous n’osions toucher.

Quand quelqu’un de nous avoit failli, il lui donnoit une pénitence qui lui étoit profitable : c’étoit qu’il le faisoit jeûner quelques jours au pain et à l’eau, ainsi ne dépensant rien d’ailleurs en verges. Aux jours de récréation, comme à la Saint-Martin, aux Rois et à Carême-prenant, il ne nous faisoit pas apprêter une meilleure cuisine, si nous ne donnions chacun un écu d’extraordinaire ; et encore je pense qu’il gagnoit beaucoup sur les festins qu’il nous faisoit, d’autant qu’il nous contentoit de peu de chose, nous qui étions accoutumés au jeûne ; et, ayant quelque volaille bouillie avec quelques pièces de rôti, nous pensions être aux plus somptueux banquets de Lucullus et d’Apicius, dont il ne nous parloit jamais qu’en les appelant infâmes, vilains et pourceaux. De cette façon, il s’enrichissoit au détriment de nos pauvres ventres, qui crioient vengeance contre lui ; et certes je crai-